Interview de Marie Derain de Vaucresson

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Le 07 décembre 2020 – Miss Konfidentielle annonçait le 29 novembre 2020 lors de la publication de l’interview de Caroline Canivez qu’elle accompagnerait les femmes et les hommes engagés à soutenir activement les mineurs victimes de violences intrafamiliales. Une cause, tout comme celle des femmes maltraitées, à mettre en pleine lumière. Aujourd’hui, nous avons l’honneur de lire l’interview de Marie Derain de Vaucresson, qui nous confie avec chaleur son parcours. Une lecture et un partage de ses propos auprès du plus grand nombre seraient une belle démarche.

Bonjour Marie,

Quel est votre constat de l’évolution de la situation des mineurs victimes de maltraitance
intrafamiliale en France ?

Elle est très nuancée. Mon optimisme naturel m’oblige à rappeler que la politique publique de Protection de l’enfance sauve de nombreux enfants et offre de meilleures chances de grandir dans des conditions plus favorables à des milliers d’enfants. Et je m’empresse de dire que pour autant l’on ne fait jamais assez : 80 enfants sont morts dans leur famille en 2018 (1 enfant tous les 4 jours). Ils étaient 67 en 2017 (1 enfant tous les 5 jours).

Au-delà des violences intrafamiliales, en matière d’intervention du juge des enfants des indicateurs comme les nouvelles saisines par an sont riches d’enseignements.
Le nombre d’enfants bénéficiant de nouvelles interventions en protection de l’enfance augmente chaque année. Ainsi en 2009, il y avait eu plus de 78 000 nouvelles saisines du juge des enfants, il y en avait environ 110 000 en 2018.

Ce qui est positif aujourd’hui c’est que ces indicateurs sont mieux diffusés (chaque année par l’ONPE [1]), d’avantage connus et qu’ils ont été enrichis depuis le 1er plan de lutte et de prévention contre les violences faites aux enfants du 1er mars 2017. J’ai participé à sa conception, et observé son déploiement puisque le CNPE avait la responsabilité du suivi de sa mise en œuvre, qui devait être évaluée chaque année par l’administration.

Ce travail a permis que soit impulsé un nouveau plan par le Secrétaire d’Etat chargé de la Protection de l’enfance en novembre 2020.

Enfin dans le champ des évolutions, depuis une dizaine d’années avec une accélération à partir du rapport Marina de 2014 que j’ai piloté comme Défenseure des enfants, de nombreux rapports sont venus souligner que la protection de l’enfance est une politique publique délaissée dans de nombreux départements, ce qui entraine des dysfonctionnements parfois dramatiques.

L’Etat a sa part : il a délaissé cette politique publique, le défaut de gouvernances est patent. La cour des comptes vient de le redire.

De nombreux acteurs s’accordent à relever que le repérage des maltraitances est insuffisant, que la difficulté à entendre les enfants persiste, que l’accompagnements des parents notamment en prévention précoce régresse, que l’articulation des acteurs notamment de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et de la justice est insuffisante.

Ce sont les enfants qui en pâtissent, l’inégalité des chances est évidente. A cet égard un chiffre me glace : l’INSEE nous apprend que 23% des personnes à la rue ont connu un parcours en protection de l’enfance. On sait aussi que les enfants placés ont des niveaux d’études plus limités, des problèmes de santé chroniques.

[1] : https://www.onpe.gouv.fr/system/files/publication/note_chiffres_cles_annee2018_ok_0.pdf

A vous écouter, il serait pertinent de nous raconter des faits vécus

J’aimerais citer trois prénoms : Cédric, Kevin et Marina.
Trois enfants, trois parcours de vie et trois visages inscrits à jamais dans ma mémoire.

Cédric est le premier jeune dont j’ai entendu parler en arrivant dans « mon premier service » à la PJJ. Cédric n’avait pas 16 ans, il était incarcéré pour des faits de viols en réunion et avec violence (plusieurs viols). Il n’avait jamais fait parler de lui, il était scolarisé en 2de générale. Il a fait et nous avons fait avec lui, avec sa famille et avec des professionnels, un travail exceptionnel de reconstruction. Il a poursuivi ses études en prison où il a passé six années. A sa sortie, l’éducateur PJJ à titre bénévole – il n’y avait plus de cadre judiciaire d’intervention – l’a aidé à trouver un logement, un emploi. J’ai revu par hasard ses parents quelques années après, tout allait pour le mieux, il vivait en province et avait un emploi.

Kevin, j’ai vu sa situation se dégrader rapidement. Connu d’abord en protection de l’enfance à 12 ans, issu d’une famille sédentarisée de gens du voyage, il a très vite basculé dans la délinquance. A 15 ans il était incarcéré pour de nombreux faits de vols, parfois avec violence. Il a fait plusieurs allers- retours en prison pour des faits de plus en plus graves, toujours des vols. J’ai appris par la suite qu’il était mort au cours d’un rodéo de voiture sur un parking de supermarché. Il avait 16 ans.

Enfin Marina, tout le monde connait son histoire, qui a inspiré le téléfilm « la maladroite » rediffusé le 18 novembre dernier, autour de la journée internationale de l’enfance qui célèbre l’anniversaire de la convention des droits de l’enfant (le 20.11). Ses parents ont été jugés en 2012, j’étais jeune Défenseure des enfants et j’étais sollicitée par les médias et les associations très fréquemment.  Cette affaire laissait apparaitre de nombreux dysfonctionnements de l’éducation nationale, des services sociaux, du côté de l’hôpital. J’ai souhaité comme Défenseure des enfants et parce que les pouvoirs de l’institution du Défenseur des droits le permettaient, décrypter cette affaire, pour comprendre comment on avait pu en arriver là malgré les alertes.

J’ai confié une mission à un grand connaisseur de la protection de l’enfance, Alain Grevot, pour avec l’ensemble des acteurs faire un retour d’expérience. Le rapport Marina rendu le 1er juillet 2014 a été très bien reçu. C’était la première fois qu’un travail de cette nature était conduit aussi précisément. La plupart des propositions qu’il contenait ont trouvé des issues concrètes, dont certaines législatives comme la question du retrait de l’autorité parentale des frères et sœurs des enfants dont un parent commet des violences à l’égard d’un enfant ; ou encore le fait que la CAF informe le conseil départemental qu’une famille quitte un département pour lui permettre de prévenir le département d’accueil en cas de suspicion de danger ou de danger avéré pour le ou les enfants. La loi du 14 mars 2016 s’est beaucoup inspirée de recommandations du rapport, qui avait aussi nourri le travail des Sénatrices à l’origine de la proposition de loi.

Que ce soit au cabinet de la Ministre avec qui j’ai travaillé ou au CNPE (conseil national de la protection de l’enfance), je me suis employée à rendre effectives ces propositions.

Je n’ai jamais autant appris qu’en écoutant les personnes concernées, les enfants, les jeunes, des parents. Là aussi j’ai des prénoms en mémoire : Lyes, Stéphanie, Céline, Mamédi, Fouzy, Léo, Lise et tous ceux dont les prénoms m’échappent mais dont les visages et les paroles sont très présents.

Quelles sont les actions que vous souhaitez voir menées ?

A mon sens, il faut penser et construire un niveau national de pilotage de la protection de l’enfance, ce qui implique la gouvernance et le contrôle aussi : protéger les enfants doit garder une dimension régalienne tant il y est question de droits fondamentaux.

C’est aussi ce qui permettra une meilleure articulation des acteurs et notamment de la Justice avec les conseils départementaux, les services de l’ASE. Il faut penser véritablement le contrôle de la protection de l’enfance, des lieux de placements notamment. Les droits des enfants prioritairement, mais aussi de leurs parents, sont-ils respectés ?

Rappelons que depuis la création du Défenseur des enfants, en 2000, la protection de l’enfance est le premier objet de saisine de l’institution.

Une nouvelle configuration des instances nationales de protection de l’enfance devrait voir le jour.  L’observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), 119 (numéro pour l’enfance en danger), agence française de l’adoption, conseil national d’accès aux origines personnelles (enfants nés dans le secret), CNPE, devraient être réunis. Une nouvelle instance devrait les fusionner et voir le jour au travers d’une proposition de loi dans les semaines à venir. C’est une bonne nouvelle, même s’il reste beaucoup de questions à régler comme celle de l’implication de la justice.

Je souhaite rappeler trois informations essentielles :
Saisissez-vous enfants, parents des espaces de parole, donnez votre avis.
Vous professionnels soyez attentifs à ce que les enfants ont à dire et disent.
119 : le numéro de l’enfance en danger est un numéro utile à tous. Le confinement a montré son importance.

Quel parcours vous a mené à notre entretien ?

J’ai grandi dans le sud de la Bourgogne, entre collines, murets de pierres sèches, vignes et églises romanes. J’y ai mes racines familiales, c’est une belle région, riche historiquement et où les habitants sont accueillants, chaleureux.

Dès le collège je souhaitais être magistrate, et même juge des enfants. J’étais déjà très sensible aux inégalités sociales, aux injustices en particulier pour les enfants. Je pense que je le dois à mes parents et mes grands-parents qui étaient tous très engagés bénévolement au service des autres.

Après le bac, j’ai étudié le droit à Dijon. J’aurais aimé partir à Paris, mais mes parents ont considéré que j’étais trop jeune… Je suis arrivée à Paris en licence. J’étais parallèlement très investie chez les scouts de France, notamment dans un programme à destination des jeunes des quartiers. En préparant le concours de magistrature après une maitrise en droit privé mention carrière judicaire à Paris 1, j’ai passé les deux certificats de l’institut de criminologie et préparé le diplôme. J’ai passé deux fois le concours de magistrature et la 2eme fois sans attendre les résultats je me suis inscrite à celui de la PJJ. Je ne connaissais pas cette administration, je l’ai découverte en étant auditrice stagiaire (statut offert aux candidats au concours de l’ENM inscrit en IEJ), alors que je passais un jour par semaine avec un juge des enfants. J’ai aimé l’aspect concret de cette administration qui offrait d’agir avec et pour des jeunes et leur famille. J’ai pensé que j’y serai plus directement utile.

Je suis entrée en 1997 à la DPJJ, j’ai travaillé principalement en milieu ouvert et en Île-de-France. J’ai énormément appris dans mon premier poste, en Essonne à Evry-Courcouronnes. C’était un service très dynamique, avec un partenariat très riche dans tous les domaines : éducation nationale, santé, éducation populaire, insertion, avec les élus. Les relations avec les magistrats du siège comme du parquet étaient très constructives, les avocats étaient très facilitants. C’était au temps où l’activité au civil et au pénal était à part égale. Les professionnels étaient très créatifs, ouverts sur l’extérieur. Tout ça s’était mis en place pendant les 20/25 années qui ont suivi la construction de la ville nouvelle. Puis j’ai travaillé dans un foyer du Val-de-Marne, en milieu ouvert dans les Hauts-de-Seine, au centre national de formation de la PJJ à Vaucresson (avant qu’il ne devienne école et ne parte à Roubaix en 2008). J’ai travaillé en direction régionale au moment de la mise en place de l’audit. C’est à ce moment-là que j’ai été mise à disposition pendant six mois d’une sénatrice pour faire un état de la situation des mineurs isolés étrangers (devenus MNA : mineurs non accompagnés depuis), nous étions en 2010.

Dominique Baudis et Marie Derain de Vaucresson

Un an plus tard j’étais nommée Défenseure des enfants, adjointe de Dominique Baudis, premier défenseur des droits, sur sa proposition. Trois années d’une richesse, et d’une intensité exceptionnelle. Je ne me suis jamais sentie autant à ma place tant la capacité à agir, à faire bouger les lignes étaient importantes. La mort de Dominique Baudis a mis fin au mandat des adjointes. J’ai alors rejoint le cabinet de Laurence Rossignol, secrétaire d’Etat à la famille pour préparer l’audition de la France à l’ONU en inter ministérialité et pour mettre en œuvre la signature du 3ème protocole de la convention des droits de l’enfant, qui ouvrait une démarche de saisine du comité des droits de l’enfant, par les enfants eux-mêmes. L’idée était aussi de prendre davantage en compte les droits de l’enfant dans les chantiers que portait la Ministre. Ce qui a été le cas pour la réforme de la protection de l’enfance, mais aussi des chantiers dans le champ de la famille. Ainsi le Haut conseil de la famille est devenu Haut conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, qui accueille aussi dans sa nouvelle formule douze enfants, pour éclairer les travaux de leurs points de vue. En juin 2017, je suis devenue secrétaire générale du Conseil national de la protection de l’enfance qui a pour mission d’émettre des avis pour orienter cette politique publique au niveau national à partir de ses propres travaux et ceux du gouvernement, du parlement. Il contribue aussi aux différents rapports comme ceux des inspections ou encore celui de la cour des comptes, que j’ai évoqué précédemment.

Quelles sont vos fonctions aujourd’hui ?

Je suis aujourd’hui inspectrice de la justice à l’inspection générale de la justice (IGJ), qui a pour missions de contrôler, d’enquêter, d’évaluer et de conseiller, de coordonner et d’auditer. L’IGJ est saisie par le ministre de la justice ou par le Premier ministre. Sur autorisation du garde des Sceaux, elle peut être saisie par d’autres ministres ou autorités nationales et internationales. Elle intervient dans tous les champs de la justice et pour toutes les directions : services judiciaires, administrations pénitentiaires, protection judiciaire de la jeunesse. Organisées en départements pour être en veille et en prospective vous ne serez pas surprise que je sois mobilisée sur les questions de justice des mineurs, de protection de l’enfance.  C’est une manière de rester engagée pour les droits de l’enfant. Coté Mission je participe à une mission qui démarre sur les violences conjugales faites aux femmes par l’entrée de l’éviction du domicile conjugale et le bracelet anti-rapprochement.

Je terminerai en disant deux citations qui m’accompagnent depuis longtemps :

« Essayez de quitter ce monde en le laissant un peu meilleur que vous ne l’avez trouvé », c’est la dernière phrase du testament de Baden Powell, le fondateur du scoutisme. C’est un appel à la responsabilité, chacun à sa part à prendre pour que le monde soit meilleur pour soi, et pour les autres.

Je l’adresse surtout aux adultes, les décideurs publics, et tous ceux qui travaillent pour et avec les enfants. Ma grille de lecture du monde est la convention des droits de l’enfant avec ses deux versants : protège-t-on les enfants correctement et leur permet t-on de prendre part à la marche du monde, de participer. Nous avons la responsabilité de rendre le monde un peu meilleur pour eux.

Car comme le dit le Mahatma Gandhi : « On peut juger de la grandeur d’une nation par la façon dont les plus faibles y sont traités. »

Interview par Miss Konfidentielle de Marie Derain de Vaucresson, Place des droits de l’enfant à Paris © JBDdV

Note importante

Il est obligatoire d’obtenir l’autorisation écrite de Valérie Desforges, auteur de l’interview, avant de reproduire tout ou partie de son contenu sur un autre media.

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Photo en Une de l’article : Marie Derain de Vaucresson, Place des droits de l’enfant à Paris © JBDdV
Photo dans l’article : Dominique Baudis et Marie Derain de Vaucresson en sortant de l’Elysée (janvier 2013) – Remise du rapport consacré aux droits de l’enfant 2012 « Enfants et les écrans : grandir dans le monde numérique » © Elysée
Photo en fin d’article : Marie Derain de Vaucresson, Place des droits de l’enfant à Paris © JBDdV

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