La parole est à… Florian MANET, colonel de la Gendarmerie nationale, auteur de Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation ? aux Éditions EMS, chercheur associé à la Chaire de Sciences-Po Rennes « Mer, Maritimité, Maritimisation du Monde ». L’auteur s’exprime à titre personnel dans cette Tribune ouverte qui fait suite aux publications sur le narcotrafic sur le media. Nous avons échangé et la vision de Florian MANET apporte un éclairage pertinent sur ce sujet qui fait l’actualité ministérielle et médiatique.
TRIBUNE OUVERTE
Voilier arraisonné dans les eaux territoriales de la Polynésie française en décembre 2024, saisie de deux tonnes de cocaïne dans un conteneur au Grand Port Maritime du Havre, interdiction dans les Caraïbes d’un navire marchand chargé de 9 tonnes de cocaïnes et découverte d’un semi-submersible au large de la Galice en janvier 2025, telle peut se résumer l’actualité en matière de lutte contre le narcotrafic en Europe.
Ces trois cas récents illustrent l’intensité des flux de produits stupéfiants qui convergent par voie maritime vers des marchés de consommation particulièrement dynamiques. Au regard du volume et de la pureté des substances, ils démontrent, aussi, l’ère industrielle caractérisant ces exportations qui, naturellement, ont opté pour le transport maritime synonyme de massification et de souplesse logistique. Enfin, ils interrogent les stratégies à mettre en œuvre afin de limiter le risque à défaut de pouvoir tarir les sources d’approvisionnement.
Ainsi, dans ce contexte et en complément d’une approche ciblant les marchés de consommation, l’accroissement et la diversification de l’offre de drogue à l’échelle internationale invitent à adopter un regard thalasso-centré qui embrasse les circuits logistiques dans leur globalité et dans leur complexité. Quelles sont donc les dynamiques propres à cette maritimisation des trafics illicites ? Comment les chaines de valeur internationalisées sont-elles dévoyées par des organisations criminelles ?
Insérées dans un capitalisme criminel des plus prospères, les organisations criminelles agissent tels des opérateurs économiques exploitant les atouts des chaines logistiques maritimisées. Toutefois, la thalassopolitique peut faciliter la compréhension des ressorts du narcotrafic international.
Le narcotrafic, un sujet de logistique internationale ?
La criminalité organisée s’appuie sur les mécanismes capitalistiques pour déployer ses tentacules au travers des marchés illicites de consommation. À ce titre, le narcotrafic constitue un illustratif particulièrement pédagogique puisque son fondement-même est l’approvisionnement d’une clientèle captive par le transport de substances illicites. Pour ce faire, il s’appuie sur une complexe chaine logistique.
Itinéraire d’une drogue – Des versants des Andes au cœur des villages européens, de la feuille de coca à la poudre de blanche
Prenons l’exemple de la cocaïne qui résulte d’une transformation chimique d’une plante, la feuille du cocaïer. Élément ancestral de la culture andine, elle est à la fois un coupe-faim et un remède au mal des montagnes que les populations vivant sur les contreforts des Andes mastiquent depuis des siècles. Sa culture est, néanmoins, circonscrite à des régions identifiées dans trois pays, la Colombie, le Pérou et la Bolivie. Puis, s’ensuit le lent processus de transformation chimique que viendra clôturer son expédition vers les marchés de consommation situés principalement sur les continents nord-américains, européens et en Australie. Cette phase logistique se caractérise par la multi-modalité et la diversité des routes suivies. Ce qui rend sa compréhension particulièrement difficile. Des manutentions à dos d’homme jusqu’aux terrains d’aviation sommaires situés sur les hauts plateaux andins, sur les pistes ou encore jusqu’aux berges des fleuves, artères vitales du bassin-versant de l’Amazonie ou de la Plata. Telles sont les étapes intermédiaires avant d’emprunter la voie maritime, trait d’union logistique entre les zones de production-transformation et les marchés de consommation.
Les stratégies opérationnelles déployées par les autorités publiques afin de lutter contre les trafics illicites stimulent l’imagination des opérateurs criminels qui inventent alors de nouveaux parcours, destinés à les déstabiliser et à les mettre en échec :
La situation particulière de l’Amérique du Sud illustre pleinement les stratégies d’évitement mises en œuvre par les narco-organisations, tirant profit de l’immensité de cette géographie. On évoque, en effet, un phénomène de tache d’huile qui transforme en corridor des États jusqu’à présent étrangers à ces trafics. Les réseaux fluviaux facilitent grandement le transport de la coca depuis la Colombie jusqu’à l’estuaire du Rio del Plata en Argentine. Le système de voies navigables Paraguay-Paraná (HPP) constitue une artère ininterrompue de 3400 kilomètres de cours d’eau. Elle connecte le Cône sud à l’Atlantique par plus de 200 ports repartis sur cinq États.
Figure 1 : Cartographie des filières d’exportation de la cocaïne via le réseau hydraulique Paraguay- Paraná – Source : ONUDC, Global Report on cocaine, UN Publications, 2023 – Réalisé par Ronan Kerbiriou, janvier 2024, in Thalassopolitique du narcotrafic international.
De plus, les flux maritimes se complexifient encore davantage par le cabotage le long de la façade atlantique du continent sud-américain ou lors d’escales sur les rangées portuaires d’Afrique centrale ou de l’Ouest. Précisons que le Brésil dispose d’un littoral long de 7500 kilomètres où sont implantés plus de 175 ports maritimes alimentés par près de 50 000 kilomètres de réseau fluvial navigable. La construction actuelle de nouveaux ports maritimes en eau profonde sur ces littoraux remettra en cause ces pratiques et imposera de nouveaux équilibres à déterminer. Ainsi en est-il du futur port sénégalais de Ndayane ou de celui, au Maroc, de Dakhla Atlantique.
Quels sont les modes opératoires des narco-organisations pour faciliter les trafics illicites par voie maritime ?
Le commerce international prospère par le truchement de la maritimisation, c’est-à-dire par un recours irrépressible aux espaces maritimes qui supportent 90 % des flux marchands.
Une telle proportion s’applique vraisemblablement aux produits stupéfiants et aux substances psychotropes. Ces opérateurs criminels tirent grand profit de l’infrastructuration des relations internationales qui repose, notamment, sur les grands ports maritimes et sur la flotte marchande de haute mer. Il s’agit, alors, de « contaminer » ces flux licites à l’insu des chargeurs et autres acteurs de la chaine logistique internationalisée. Cette opération consiste à intégrer dans le fret licite des produits… illicites ou dans les superstructures des navires. Elle suppose une connaissance précise des rouages de la logistique internationale ce qui permet, en retour, un accès aux zones d’accès retreints des ports ou aux entrepôts de stockage lors des phases de pré-et post-acheminement. Le symbole de cette maritimisation des relations commerciales est le conteneur ou « équivalent vingt pieds » (EVP). Ce parallélépipède s’impose comme l’amphore du XXI ème siècle qui calibre les expéditions de biens avec l’avantage de la multimodalité des transports fluvio-maritimes, terrestres (routiers comme ferroviaires) ou encore aériens.
Voici résumés ci-après les différents modes opératoires identifiés pour contaminer la chaine logistique :
– L’intégration des substances illicites dans le fret licite comme dans des cartons d’emballage de bananes exportées ou maquillés dans des bouteilles de jus de fruit.
– Le « rip on -rip off » : suite à l’effraction du sceau douanier sur les quais de chargement, des sacs contenant les substances sont chargés dans l’EVP. Des variantes opérationnelles sont conçues pour déjouer les contrôles douaniers à l’image du clonage ou « méthode des trois sceaux »,
– L’intégration des colis dans les superstructures du conteneur,
– L’insertion de colis sur les superstructures du navire : torpille soudée sur la coque, coffre eau…,
– La prise de contrôle ou l’accès à distance des systèmes d’information commandant la gestion des navires et des conteneurs sur un terminal portuaire.
Enfin, il convient aussi d’évoquer les choix d’autonomie stratégique caractérisant certaines organisations. En effet, elles décident d’affréter des flottilles autonomes et dédiées constituées de navires de commerce de seconde ou de troisième main à l’image de remorqueur hauturier ou de vraquier. En outre, elles maquillent leurs trafics illicites derrière des raisons sociales acceptables comme la pêche maritime ou encore la plaisance. Les plus déterminés lancent à travers l’Atlantique les réalisations audacieuses de chantiers navales clandestins comme des submersibles ou « narco-sub ». Ces organisations criminelles sont donc en mesure de financer de telles expéditions qui se dissimulent sous de complexes opérations de blanchiment incluant des montages d’entreprises.
L’apport de la thalassopolitique à l’analyse du risque
Quel que soit le mode retenu – contamination ou affrètement – ces expéditions s’adossent à des contraintes propres à la navigation maritime (courant, saisonnalité des vents, haut-fonds…), aux lignes commerciales et au réseau portuaire (tirant d’eau, équipement des installations portuaires…). Néanmoins, des facteurs humains actualisent ces données.
Quels sont les flux commerciaux illicites identifiés à travers les océans ?
Les liaisons maritimes relient les zones de production – transformation aux marchés de consommation, usant de la souplesse et de la massification du fret caractérisant le transport maritime.
Ceci rend la cartographie complexe à réaliser. Mais il peut en être dressée à grands traits une synthèse :
La cocaïne produite dans les trois pays andins s’exportent depuis les côtes Atlantiques comme Pacifiques.
La mer Méditerranée connaît des flux traversiers Nord-Sud de cannabis produit, notamment, au Maghreb, mais aussi des traversées Ouest-Est- de cocaïne.
L‘océan Indien s’impose comme un carrefour d’échange multi-produits : héroïne issue du Croissant d’or, cocaïne et, surtout, les drogues synthétiques comme la méthamphétamine.
À ces flux, il convient d’ajouter les circuits d’importation des substances chimiques tels les précurseurs indispensables au processus de transformation des produits de base. Leur usage est hybride (industrie chimique ou pharmaceutique mais aussi laboratoires clandestins), ce qui en rend particulièrement difficile la détection et le suivi.
L’architecture internationale des ports fluvio-maritimes offre de multiples combinaisons possibles dans les expéditions. Connaitre les procédures logistiques en vigueur apporte alors un éclairage utile pour appréhender les réalités du narcotrafic international. Cela permet d’identifier le circuit physique des marchandises et les différentes ruptures de charge terrestres comme maritimes. De ce fait, au cours de ce cheminement, il est possible de caractériser les interactions humaines, légitimes comme malveillantes. Ainsi en est-il de la logique « Hub and Spokes » qui prévaut aujourd’hui et qui structure le commerce international. Elle vise à identifier des points focaux (« Hub ») du transport maritime qui concentrent le flux logistique principal avant d’alimenter d’autres places portuaires de flux secondaires à l’image de rayons (« Spoke »). Ainsi, dans le bassin méditerranéen occidental, le port marocain de Tanger-Med II joue le rôle d’aiguillage des flux conteneurisés en provenance de l’Océan Indien et de l’océan Atlantique (Amérique du Sud, Afrique australe ou de l’Ouest). Par la technique du tramping, il redirige les affrètements vers les ports de Marseille, Barcelone en Espagne ou de Gioia Tauro en Italie.
Ainsi, une thalassopolitique – c’est-à-dire une analyse centrée sur les espaces maritimes – éclaire opportunément ces trafics illicites. Elle apporte des éléments de compréhension essentiels qui, cumulés à une approche géo-centrée, sont de nature à faciliter la perception globale des trafics illicites. Aussi, de manière concrète, un porte-conteneurs qui accoste au port du Havre en provenance d’Amérique du Sud emporte avec lui non seulement une géopolitique tirée des ports départs comme des escales mais aussi une thalassopolitique héritée des espaces maritimes traversés. L’analyse du risque se nourrit alors de cette synthèse qu’il faut alors décrypter.
Comment la maritimisation des échanges commerciaux est-elle dévoyée par les narco-organisations ?
L’architecture logistique internationale dessine une géographie des portes d’entrée aux marchés de consommation illicite au bénéfice des organisations criminelles. Évolutive par construction. Fragile par nature. Quel que soit le mode opératoire choisi – l’autonomie stratégique ou la contamination – les syndicats du crime s’efforcent de pénétrer des circuits logistiques et d’en maitriser des interfaces clés, physiques comme immatériels. Ces manœuvres préparatoires se fondent immanquablement sur la corruption des maillons clé qui permettent l’accès aux ressources. Sont alors visés des hauts responsables ou des « petites mains » au sein des acteurs publics (fonctionnaires de police, des douanes, de justice,..) comme privés (entreprises logistiques, armateurs, opérateurs portuaires, commissionnaire de transport, prestataires informatiques…). Sournoise et difficile à déceler, la corruption se manifeste par des pressions verbales, morales ou physiques pouvant aussi s’exprimer par des violences armées, des séquestrations et des homicides. Elle résonne aussi en espèces sonnantes et trébuchantes. Enjeu majeur de résilience des organisations, elle se répand immanquablement dans le tissu socio-économique, délitant ainsi l’ordre public.
L’implication dans le narcotrafic de flottilles de pêche en Équateur illustre parfaitement ce processus qui en vient à gangrener en profondeur tout un littoral. L’expédition de la cocaïne de la Colombie voisine est, en partie, réalisée par des flottilles de pêche qui offrent, de fait, un camouflage idéal. Cette manœuvre destinée à approvisionner l’Amérique du Nord comporte trois phases distinctes :
Une fois chargés, les navires rallient les iles Galápagos, distantes de 15 000 milles nautiques.
Le fret illicite est soit transbordé sur d’autres navires-mère de plus grande capacité ou les navires filles sont recomplétés en vivre et carburant. Des navires mouillant dans cette réserve naturelle assurent la coordination et le soutien logistique.
Arrivés aux abords des eaux territoriales des États d’Amérique centrale, les navires-mère répartissent le fret dans des navires-filles issus des États riverains.
Fig 2 : Manœuvre d’exportation de la cocaïne depuis l’Équateur vers les marchés nord-américains – Réalisé par Ronan KERBIRIOU, janvier 2024, in Thalassopolitique du narcotrafic international, Florian MANET
Un voyage rapporte l’équivalent de 30 000 dollars par équipage. Certains en font 3 à 4 par mois. Disposant de compétences essentielles, ces gens de mer à l’activité hybride constituent une véritable « thalassocratie criminelle » à disposition des narco-organisations. Elles rendent possibles ces opérations logistiques en sécurité et en sûreté. De fait, l’ordre public socio-économique du littoral se trouve perverti par un train de vie et des investissements sans commune mesure avec les revenus moyens tirés d’une activité de pêche maritime dans le Pacifique. Les fronts de mer font l’objet d’opérations de blanchiment de fonds d’envergure, perceptibles, en particulier, par l’immobilier.
Cet exemple équatorien n’est qu’une illustration singulière des effets du narcotrafic sur un littoral d’Amérique du Sud. Il peut être décliné à l’infini en considérant les narco-comptoirs qui se développent dans les ports rebonds ou de transit notamment en Afrique de l’Ouest, sur les ports de destination ou encore dans le contrôle des systèmes d’information supportant la gestion des mouvements de marchandises sur une place portuaire. D’autant plus qu’il est aussi signalé l’implantation croissante de cartels sud-américains au sein de ces nouveaux comptoirs.
Au total, appréhender le narcotrafic sous l’angle de la thalassopolitique apporte une réelle plus-value dans la compréhension de ce phénomène criminel complexe. En retour, elle permet d’enrichir l’analyse des marchés de consommation par une mise en perspective des dynamiques logistiques. Cette posture complémentaire s’inscrit en totale cohérence avec les modes opératoires caractéristiques de flux industrialisés opérés par les syndicats du crime. La thalassopolitique procure ainsi des outils utiles pour mieux appréhender le gigantisme du maritime et ses enjeux en termes de sécurité. Qu’il s’agisse des espaces océaniques, des vecteurs, des flux de marchandises et des installations portuaires.
Face à de tels enjeux, l’Union européenne a proposé, en octobre 2023, sur la base d’une feuille de route, une stratégie de lutte contre la criminalité organisée et le narcotrafic fondée, notamment, sur le démantèlement des « high risk criminal networks » et le renforcement de la résilience des plates-formes logistiques européennes.
L’« Alliance portuaire européenne » initiée par la présidence belge le 24 janvier 2024 s’inscrit totalement dans cette dynamique.
Des précisions utiles

Tribune de Florian MANET sur misskonfidentielle.com © Yves-ROUSSEAU
Florian MANET a publié un ouvrage intitulé Thalassopolitique du narcotrafic international, la face cachée de la mondialisation aux éditions EMS avec le soutien financier et scientifique de la Fondation de prospective maritime et portuaire SEFACIL et avec le partenariat opérationnel d’IRENA GROUP et de Global Initiative Against Transnational Organized Crime (GI-TOC).
L’ouvrage est gracieusement accessible en cliquant sur le lien :
https://www.editions-ems.fr/boutique/thalassopolitique-du-narcotrafic
(23 septembre 2024/216 pages)
Au regard du contenu de la Tribune :
Conseil de lecture : Jean-François Gayraud, Le nouveau capitalisme criminel, Odile Jacob, 2014
5 ème plus grand bassin fluvial au monde avec 3,1 millions de kilomètres carrés, la Plata s’étend au Brésil, en Bolivie, au Paraguay, en Uruguay et en Argentine.
Apparue dans les années soixante, l’expression Cône Sud désigne les pays situés autour et au sud du Tropique du Capricorne. Il englobe l’Argentine, le Chili et l’Uruguay. Par extension, le Paraguay et les États méridionaux du Brésil sont aussi inclus dans cette notion.
Le salaire moyen en Équateur est de 500 dollars.
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