Souvenez-vous ! Je mettais en lumière Madame Beatrice HEUSER, « Distinguished Professor » à l’Université Libre de Bruxelles (VUB), et aussi chargée de la section « enseignement de la stratégie » de l’Académie militaire supérieure (Führungsakademie) de l’Allemagne.
L’article faisait suite à notre rencontre à l’inauguration de l’Académie de défense de l’École militaire, ACADEM. Il précisait son parcours et son actualité : la publication de son ouvrage passionnant « PENSER LA STRATEGIE DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS » aux Éditions PICARD.
Au regard des conflits internationaux, je pense pertinent de valoriser un second ouvrage de Madame Beatrice HEUSER pour comprendre la guerre « WAR : A GENEALOGY OF WESTERN IDEAS AND PRACTICES » Oxford University Press.
Je vous transmets des passages du livre mis à disposition par Madame Beatrice HEUSER que je remercie.
Conceptualisation de la guerre
La guerre et sa pratique ont échappé à toute définition ferme.
Nous avons défini la guerre comme une violence organisée entre deux groupes, en présence de moteurs idéologiques ou d’objectifs politiques (des objectifs économiques peuvent également être présents).
Dans cet ouvrage, nous avons exclu les types de conflits non cinétiques – les conflits du travail ou la concurrence commerciale, par exemple.
Un aperçu historique montre cependant que même ces conflits peuvent faire partie d’un conflit plus large : tout comme les prolétaires de tous les pays se sont souvent solidarisés à la fin du XIXe et au XXe siècle, une grève ou une manifestation antinucléaire dans un pays peut être soutenue par des citoyens d’un autre pays partageant les mêmes idées, voire, plus ou moins clandestinement, par des gouvernements étrangers.
Deuxièmement, la concurrence commerciale ne s’est pas toujours déroulée sans effusion de sang : des guerres ont été menées pour obtenir le droit d’accéder aux marchés. À l’avenir également, cette distinction pourrait ne pas être maintenue.
Troisièmement, il n’est pas logique d’exclure de nos réflexions sur la guerre les morts à très grande échelle causées par des moyens non sanglants, qu’elles soient infligées par des armées étrangères (par le blocus ou la tactique de la terre brûlée) ou par des gouvernements affamant des populations sous leur contrôle (sur leur propre territoire ou sur un territoire occupé), parce que, pour des raisons idéologiques, ces populations ont été définies comme hostiles, et leur anéantissement comme essentielle à la survie des autres (ou de leur mode de vie). L’effet d’une telle tuerie non sanglante peut être aussi radical que celui de la tuerie sanglante, comme par le bombardement, par exemple.
Quatrièmement, la délimitation entre une insurrection à caractère politique et des opérations criminelles n’est pas toujours évidente, tout comme les guerres du passé étaient rarement dépourvues d’éléments économiques et politiques. La guerre privée et la guerre publique ont longtemps coexisté, et les barons voleurs et les flibustiers du passé seraient aujourd’hui considérés comme des criminels organisés, qui collaborent ou non avec le gouvernement à un certain niveau (ou du moins avec des éléments corrompus des autorités publiques). Entre-temps, peu de rebelles politiquement motivés sont en mesure de poursuivre leur combat sans faire appel à des réseaux criminels pour s’approvisionner.
La conclusion n’est pas seulement qu’il est très difficile de tracer la ligne entre l’état de guerre et l’état de paix, mais que nous devons tenir compte de ces frontières floues et des débordements dans les deux sens si nous voulons comprendre la guerre. Ce n’est pas pour rien que le droit international s’efforce de continuer à faire la distinction : des lois différentes s’appliquent selon l’endroit où cette ligne est tracée. Mais cette distinction a toujours été difficile à faire avant que les États ne revendiquent le monopole de l’usage de la force sur leur territoire à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne. Elle est redevenue difficile pendant la guerre froide, et nous la voyons prendre de nouvelles dimensions avec le levier économique et les campagnes de désinformation appliquées par certains États aujourd’hui. Le fait que les États recourent à tous les moyens “sans guerre” dans leurs conflits témoigne de leur hésitation à s’engager dans une guerre ouverte, à la fois parce qu’elle est interdite (sauf en cas de légitime défense ou de défense d’un allié) et parce que les puissances nucléaires comprennent mieux, semble-t-il, qu’une guerre ouverte impliquant plusieurs d’entre elles pourrait échapper à tout contrôle.
En particulier à la lumière des comparaisons (au moins superficielles) avec d’autres cultures, l’Ouest a une tendance frappante à voir le monde en termes binaires qui nous aveuglent sur les nuances de la réalité. De nombreux concepts occidentaux se présentent sous la forme d’ensembles de deux : le bien et le mal, le juste et l’injuste, l’ami et l’ennemi, la victoire et la défaite, l’état de paix et l’état de guerre, la tradition pacifiste et la tradition de la guerre juste, l’idéal du citoyen-soldat et l’armée professionnelle, la distinction entre le combattant et le non-combattant, le soldat régulier et le soldat irrégulier, le combattant légitime et le combattant illégitime. Ces concepts binaires peuvent avoir une utilité limitée sur le plan juridique et pour la formation militaire, avec des classes construites autour de thèmes tels que la guerre majeure et la petite guerre, la guerre régulière et la guerre hybride, etc. Mais il n’est pas utile de les considérer comme mutuellement exclusifs ou compartimentables dans la pratique. Des catégories non binaires existent même dans la pensée occidentale (pensez à l’air, à la terre, à la mer, au cyberespace, à l’espace), mais là encore, on peut constater une propension particulière de l’Occident à la compartimentation. Cela contraste avec la culture chinoise, dont l’approche est plus holistique, ou avec la pensée russe actuelle.
Une autre particularité occidentale est que la guerre est conçue pour conduire à la paix et que la paix est le seul but légitime de la guerre. Ce point de vue n’est pas partagé par certains antagonistes clés. La Russie tire profit des conflits en cours autour de ses frontières et au Moyen-Orient, ainsi que des divergences entre alliés “occidentaux”. Les mouvements rebelles du monde entier ont intériorisé la leçon selon laquelle les guérilleros sont du côté des vainqueurs tant qu’ils ne sont pas vaincus, et les puissances étatiques contre lesquelles ils luttent sont du côté des perdants tant que les conflits s’éternisent. La paix est bien sûr ce pour quoi les insurgés proclament se battre, mais ils peuvent patiemment la projeter dans un avenir très lointain. Entre-temps, dépendant des marchés noirs et des réseaux criminels pour leur propre approvisionnement, ils tendent à développer un intérêt lucratif dans la prolongation des conflits dont ils tirent profit. Les militaires et les décideurs politiques occidentaux doivent adapter leur conception des objectifs de guerre à cette réalité.

Note importante : il est strictement interdit de copier tout ou partie de l’article sur un autre support sans l’autorisation écrite de Madame Beatrice HEUSER.