#ACADEM – La parole à Madame Beatrice HEUSER

0

🇫🇷 Le 26 octobre 2023 se tenait l’inauguration de l’Académie de défense de l’École militaire, ACADEMMme Beatrice HEUSER, professeur et titulaire de la chaire de relations internationales à l’Université de Glasgow (Royaume-Uni) intervenait à la Table Ronde : « LA PENSÉE STRATÉGIQUE FRANÇAISE : POUR QUOI ET POUR QUI ? L’ACADEM ET L’ÉCOSYSTÈME DE RECHERCHE STRATÉGIQUE ».

La Table Ronde était modérée par Marjorie VANBAELINGHEM, directrice de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) en présence de Delphine ALLÈS professeure de science politique et vice-présidente de l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco); le général d’armée (2e section) Didier CASTRES président de GEOS Group; Xavier PASCO directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS)Olivier ZAJEC professeur de science politique à l’université Jean Moulin-Lyon III où il a fondé et dirige l’Institut d’études de stratégie et de défense (IESD, faculté de droit).

© Beatrice HEUSER

Beatrice G. HEUSER est historienne de formation, titulaire d’un doctorat en science politique de l’université d’Oxford et d’une habilitation à diriger les recherches de l’université de Marbourg (Allemagne), ses travaux portent sur les concepts stratégiques, notamment nucléaires. Elle est notamment membre du conseil scientifique de l’IRSEM, de celui de l’Association pour les études sur la guerre et la stratégie (AEGES), et du conseil éditorial du Journal of Strategic Studies. Beatrice Heuser est actuellement en congé sabbatique à l’École militaire supérieure de la Bundeswehr, à Hambourg (Allemagne).

Lors de notre conversation informelle en fin d’inauguration de l’ACADEM, Mme Beatrice HEUSER me précise les titres de ses ouvrages et je m’intéresse en particulier au titre « PENSER LA STRATEGIE DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS  » aux Éditions PICARD.

Avec bienveillance Mme Beatrice HEUSER me transmettra plus tard son ouvrage complet. Une lecture passionnante dont je vous partage des Extraits avec l’aimable autorisation de Mme Beatrice HEUSER. 

Extraits :

« Conflit violent visant la victoire militaire », telle était la Stratégie caractéristique de l’ère napoléonienne, écrivait le général Beaufre au début des années 1960. Dans une ambiance de « romantisme wagnérien », les stratégistes du XIXsiècle et de la première moitié du XXsiècle ont déformé l’analyse qu’avait faite Clausewitz de la recette napoléonienne du succès en une notion erronée selon laquelle cette recette était « la seule stratégie orthodoxe ». Le résultat en fut la catastrophe, les deux guerres mondiales. Il estimait toutefois que l’humanité, armée de la bombe nucléaire, « a peut-être trouvé le moyen d’empêcher le retour » des deux guerres mondiales catastrophiques du XXsiècle (Beaufre 1963 : 23, 93).

Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, la période qui s’est écoulée depuis Napoléon nous a montré que trois idées s’étaient imposées dans les ouvrages de Stratégie : premièrement, la mobilisation totale de la nation et des ressources nationales en vue de la guerre, deuxièmement la quête d’une bataille décisive permettant d’imposer sa volonté à l’ennemi vaincu et troisièmement, à travers le darwinisme social et les notions racistes, le ciblage croissant des civils ennemis dans le paradigme ludendorffien de la guerre totale ou sous sa forme extrême, avec Hitler, l’asservissement et l’anéantissement de populations entières.

Remontant pour le moins à la Première Guerre mondiale et fortement propulsée par Hiroshima et Nagasaki, une nouvelle idée directrice vint à dominer la pensée stratégique, même si beaucoup de stratégistes ne se rendirent pas immédiatement compte de toute l’étendue de ses implications dans la confrontation globale entre le communisme et le libéralisme. Cette idée, en quelques mots, c’était que dans un monde de puissances nucléaires l’objectif ne pouvait plus être l’anéantissement de l’ennemi sous quelque forme que ce fût, ni même l’imposition catégorique de notre volonté, l’ennemi – ou son grand allié – ayant en effet les moyens de l’empêcher ou de recourir à une vengeance nucléaire insupportable. Liddell Hart écrivit après la Seconde Guerre mondiale que « les vieux concepts et définitions étranges de la Stratégie étaient non seulement obsolètes mais encore dépourvus de sens, par suite du développement des armes nucléaires. Vouloir gagner une guerre, remporter la victoire, ce n’est que folie » (Liddell Hart 1960: 66). Martin van Creveld, en 1999, pensait même que, si l’Occident avait abandonné sa quête de la victoire, c’était dû entièrement à l’invention de l’arme nucléaire.

Un nouveau thème s’imposa : la recherche de solutions présentant des avantages mutuels (Schelling 1960) ou que les deux parties pouvaient accepter. Selon le stratégiste américain Morton Halperin, l’existence d’armes thermonucléaires signifie que les deux superpuissances ont maintenant un intérêt vital à éviter soit une « explosion » (au sens de « transformation soudaine d’une guerre locale en une guerre centrale par la libération de forces nucléaires stratégiques ») soit une « expansion » (au sens de « augmentation graduelle du niveau des forces militaires mises en œuvre »), l’explosion et l’expansion constituant ensemble « l’escalade » (Halperin 1963: 3).

Les superpuissances ne pouvaient plus espérer remporter des victoires très nettes, en imposant unilatéralement leur volonté à un ennemi désarmé ou en pratiquant un « jeu de somme zéro » clairement défini : les stratégistes finirent par s’apercevoir que les guerres ne débouchaient pas nécessairement sur une victoire pérenne. L’issue pouvait en être également un armistice, salué comme une victoire par l’une et l’autre partie. Mais l’une ne pouvant totalement « désarmer » l’autre, ou la ramener par ses bombes à l’âge de pierre par crainte de représailles (indépendamment de la rhétorique), même un ennemi défait temporairement reviendrait à la charge au bout de quelques années.

La paix globale étant difficile à atteindre, le but premier était de limiter les guerres en cours, pour les empêcher de devenir des guerres nucléaires. …

[Pourtant, les guerres de Corée et du Vietnam montraient que] la guerre limitée n’était … pas à l’avantage de l’Occident qui, dans un tel contexte, se dissuaderait lui-même d’utiliser ses armes nucléaires. Osgood l’expliquait en évoquant deux pistes de réflexion sur la « guerre limitée ». L’une était la piste occidentale, usant de la force avec retenue pour dissuader et contenir l’autre partie, avec l’espoir d’éviter une guerre générale. L’autre piste, s’inspirant de Mao et du nationalisme du tiers-monde et prônée par des nationalistes révolutionnaires, se servait de la guérilla pour lutter en faveur de l’indépendance contre le colonialisme occidental. Les moyens utilisés – la Stratégie de l’insurrection – pour obtenir une victoire politique complète étaient limités (Osgood 1979a : 93). Cette seconde piste aboutit à des succès remarquables, face même à la contre-insurrection occidentale. Durant la guerre froide, cela fut perçu, peut-être de manière excessive, dans le contexte de la lutte idéologique qui poussait l’un des partis à soutenir tout Etat, faction ou groupe aussi longtemps qu’il était aux prises avec l’autre parti. La France et les USA en furent particulièrement marqués. Le bilan, partout, ne fut pas bon pour l’Occident…

La fin de la guerre froide suscita l’euphorie, l’espoir que l’effondrement du communisme conduit par les Soviétiques pourrait marquer la fin de la lutte idéologique dans le monde. Présumant qu’aucune idéologie (ou religion) nouvelle (ou ancienne) ne surgirait pour défier la démocratie libérale comme « meilleur de tous les systèmes possible », et que les guerres avaient essentiellement pour origine les divergences idéologiques, on aurait pu penser que c’était, dans un sens hégélien ou marxiste, la fin de l’histoire dialectique (Fukuyama 1989). Cependant le débat dialectique se poursuit entre les partisans de l’abandon du paradigme napoléonien et ceux qui estiment que c’est la seule chose sensée en termes militaires.

Pas même tous les stratégistes de l’ouest n’ont accepté facilement ce glissement culturel en Occident … ce glissement des perceptions en Occident ne se fait pas parallèlement à l’évolution de la pensée dans beaucoup d’autres pays et cultures. Selon Robert Cooper, il n’y a de loin pas unanimité aux Etats-Unis mêmes, qui s’affirment toujours comme étant un Etat moderne défendant farouchement le droit qu’il a d’user de la force s’il le juge bon, avec ou sans mandat de la plus haute autorité du monde, l’ONU, laquelle occupe dorénavant la place qu’avait Dieu dans la théologie de la juste guerre de jadis. D’après Cooper, ce sont uniquement les Européens qui ont adopté une attitude « post-moderne » qui les conduit à renoncer à l’usage de la force pour régler leurs différends. Il souligne lui aussi que le problème central d’une Union politique pacifique est sa coexistence, sur une même planète, avec des Etats « modernes » qui n’ont pas renoncé à l’usage de la force et avec des entités « pré-modernes » qui aspirent à la création d’un Etat et au monopole de l’usage de la force mais qui sont déchirés en réalité par les rivalités dans la course au pouvoir (Cooper 2000).

[Dans] de nombreuses autres civilisations dans le monde, …de nouveaux idéaux de soldats de Dieu ou de martyrs, se suicidant pour leur groupe ethnique/leur race, semblent fleurir en même temps que le militarisme, l’intolérance culturelle et les mentalités belliqueuses. Il est utile de se rappeler, comme le fit l’empereur Charles-Quint, avec son empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais, que « la paix […] est belle à exprimer mais difficile à obtenir, car chacun sait qu’on ne peut l’avoir sans le consentement de l’ennemi » (cité par Brandi 1937: 190).

Nous n’avons pas atteint le terme de l’histoire au sens de consensus universel quant au meilleur système de gouvernement ou ordre de société. Les éléments de réponse que nous avons examinés dans le présent ouvrage soulignent le développement multidirectionnel de la pensée sur la guerre et la Stratégie au fil du temps. S’il n’y pas eu dans le passé une seule et même piste de développement, il est improbable que ce soit le cas dans l’avenir. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de conclure qu’à présent la tendance de la pensée occidentale depuis la Première Guerre mondiale, fortement marquée par Hiroshima, a largement tourné le dos au paradigme napoléonien, au culte de l’offensive ou d’une guerre majeure de batailles décisives comme solution à des problèmes politiques existant depuis longtemps. Il y a encore des poches de militaires – surtout aux Etats-Unis – qui peuvent se permettre le luxe de cette attitude, et qui tiennent donc au paradigme napoléonien, comme nous avons vu.  Mais même eux, ils sont sous pression de changer.  Ceci dit, nous constatons que l’usage de la force, comparable à une action de police contre des criminels violents, est un mal nécessaire pour la protection de la société mondiale et des communautés locales contre des régimes voyous et des acteurs non-étatiques violents (terroristes, extrémistes militants), l’objectif étant de limiter les pertes de tous côtés tout en luttant pour établir une paix viable. Ce pourrait être simplement le résultat de « considérations d’opportunité et d’utilité » plutôt qu’une transformation plus profonde des attitudes en occident, comme l’ont souligné Osgood et Tucker (1967: 358s.).

Dans la merveilleuse trinité [clausewitzienne] de victoire, paix et justice, que toute Stratégie se situant dans la tradition de la guerre juste devrait chercher à réunir, les sociétés libérales courent aujourd’hui le danger d’oublier que la paix, elle aussi, n’est pas une fin en soi. La paix sans la justice ne semble pas pouvoir durer, pas plus que la victoire sans une paix mutuellement acceptable et garantissant un certain degré de justice. Les mouvements de paix en Occident ont essayé de bannir cette pensée et ont été en partie surpris de voir avec quelle vigueur les peuples dans le monde communiste se sont soulevés contre le statu quo au risque d’affronter une violente répression, en 1989-1991. De même, de nombreux « Etats post-modernes » d’Europe (Cooper 2000), qui avaient abandonné le nationalisme de l’ère 1789-1945, furent surpris de trouver des populations prêtes à sacrifier ce qu’elles percevaient comme étant une paix inacceptable, à partir en guerre, à tuer et à mourir pour le nationalisme, comme ce fut le cas en Yougoslavie en 1991-1999. Beaucoup d’Américains ne comprirent pas non plus l’opposition islamique au nouvel ordre mondial pacifique, dominé par les USA, qui apparut en 1991 avec l’effondrement de l’Union soviétique comme superpuissance. Si digne qu’il soit de tout notre soutien, le changement de mentalité en occident au cours des cent dernières années est une plante délicate. Il faudra de grands efforts pour le protéger et le nourrir, afin qu’il puisse fleurir et répandre sa semence en vue de susciter un monde plus paisible.

Comme l’a dit Michael Howard, il a fallu beaucoup de générations pour parvenir à « l’invention de la paix » et pour développer les fondements rudimentaires d’un ordre mondial de la paix. Son avenir dépend de la création réussie et de la survie d’une « communauté mondiale » partageant les mêmes « normes culturelles » et avant tout la quête d’une paix durable. La paix en tant que telle, affirme-t-il, « n’est pas un ordre naturel pour l’humanité : elle est artificielle, complexe et hautement volatile » (Howard 2001: 104s.). Béatrice HEUSER.

Le livre est en vente « PENSER LA STRATEGIE DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS » aux Éditions PICARD.

Les Éditions PICARD
Le fondateur, Alphonse Picard, était libraire et grand connaisseur de livres anciens. Il publie des productions encouragées par l’École des Chartes et par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, grâce auxquelles la maison acquiert ses lettres de noblesse dans le monde de l’édition. Vouées à l’érudition, les éditions Picard développent avec Auguste Picard, archiviste paléographe, des collections de grands textes destinés à l’étude et à l’enseignement de l’histoire, qui assurent à la maison une renommée internationale.


Note importante : il est strictement interdit de copier tout ou partie de l’article sur un autre support.

Laisser un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.