Interview de Brigitte Brun-Lallemand, présidente de chambre de la cour d’appel de Paris – régulation économique

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06 avril 2020 – Miss Konfidentielle s’intéresse à la justice. Suite à l’interview récente de Eric Corbaux, procureur de la République de Pontoise, place à Brigitte Brun-Lallemand, l’une des trois présidentes de la chambre de la régulation économique à la cour d’appel de Paris. Une belle manière d’étendre notre champ de la connaissance. Découvrons son métier, ses actualités, ses messages, son parcours. Sans oublier la note personnelle.

Bonjour Madame,
Quelles sont vos fonctions au regard de votre titre ?

J’ai rejoint en janvier 2020 l’une des 78 chambres de la cour d’appel de Paris, celle qui a une compétence nationale dans le domaine de la régulation économique. Nous statuons sur les recours formés contre les décisions des autorités administratives et publiques indépendantes : l’Autorité de la concurrence, l’Autorité des marchés financiers, les autorités de régulations sectorielles, dans le domaine de l’énergie, les communications électroniques, la distribution de la presse, le rail et la route, dont je citerai seulement le sigle : la CRE, l’ARCEP, l’ARAFER, l’ARDP. En cas de manquement, ces autorités prononcent des sanctions pécuniaires d’un montant très élevé. Le recours devant “la chambre 5/7” est de plein contentieux, ce qui implique un réexamen complet du dossier – y compris les pièces protégées par le secret des affaires -. Tout l’enjeu est de bien saisir l’ensemble des sous-jacents des problématiques en cause, qui sont en général très complexes, et de faire une application du droit sur des sujets souvent nouveaux, sous le contrôle vigilant de la Cour de cassation. Il s’agit d’une présidence tournante, nous sommes alternativement président ou rapporteur.

Pour des questions d’indépendance, les magistrats n’ont pas le droit d’exercer d’autres activités professionnelles que celles d’enseignement dans le supérieur. Je participe donc essentiellement, à titre accessoire, à des jurys.

Avez-vous des informations à nous transmettre et des messages à nous à faire passer en cette période de Covid-19 ?

Denis Salas, un magistrat respecté, a souligné sur France Culture que le juge tend à se positionner moins par rapport aux libertés classiques d’aller et venir, actuellement très restreintes, que par rapport à une autre liberté fondamentale qui est l’atteinte à la vie. Mais il ne faudrait pas que nous allions vers un état d’exception permanent. Dans ce contexte d’atteinte massive aux libertés, au nom de l’état de nécessité sanitaire, il faut que le débat démocratique reste vivant.

La justice a toujours continué à fonctionner y compris aux heures les plus sombres de notre histoire. L’institution est donc pleinement mobilisée en ce moment, au service du maintien de l’état de droit. À la cour d’appel de Paris, il a été préparé, la semaine précédant le confinement, un plan de continuation d’activité, impliquant la fin de toutes les audiences des pôles civils non urgentes, afin que les privatistes n’aient plus à se déplacer. Les juges pratiquent depuis longtemps le télétravail et la rédaction chez soi, et il paraissait essentiel qu’un nombre suffisant de personnes puisse se rendre en juridiction plus tard, lorsque cela s’avérerait nécessaire. Je suis appelée pour ma part à concourir sur site du 5 au 18 avril prochain.

Les juges d’instruction, les tribunaux correctionnels, les juges de l’application des peines, les juges des enfants, les juges aux affaires familiales, les juges du contentieux des funérailles, les tribunaux de commerce en charge de la prévention des difficultés des entreprises, les juges des référés, les juges des libertés et de la détention, les juges de l’exécution, le parquet, continuent d’exercer leurs missions actuellement, pour le bien public, dans l’enceinte des palais de justice, dans des conditions souvent difficiles, puisqu’ils n’ont été dotés d’aucun matériel de protection. 

Racontez-nous votre parcours..

  • parcours étudiant 

 J’ai toujours voulu être juge, je ne sais pourquoi. Ma soeur a retrouvé dans un grenier il y a peu un document rempli par mes parents en fin de primaire et mentionnant que je souhaitais devenir juge des enfants. J’ai échappé donc aux vocations de pompier ou docteur fréquentes à cet age, mais ce voeux, curieusement, ne m’a plus quitté. J’ai ainsi sans état d’âme, à l’époque où tous mes amis s’orientaient vers des classes prépa, choisi le droit. Je suis issue d’une famille d’avocats et mon père m’avait donné un seul conseil, qui lui venait de son père et que je ne cesse depuis de transmettre : un bon juriste est quelqu’un qui a des bases solides en droit civil. J’ai tout de suite aimé cette matière -cela tombait bien !-, je l’ai approfondie pendant 5 ans, jusqu’à obtenir le M2 (on disait DEA à l’époque) de droit privé général à Paris II. Cette université favorisait l’apprentissage du droit des affaires, et c’est devenu ma seconde matière de prédilection.

J’évoque cela car cette formation n’a pas pris une ride. C’est toujours aussi opératoire pour être un professionnel de bon niveau. Ma crainte, en choisissant le droit, était cependant de devenir en quelque sorte monomaniaque, j’ai donc opté pour un double cursus droit-histoire. Cela n’existait pas à l’époque, et je me suis tout simplement inscrite dans deux universités à la fois. Cela m’a donné une bonne culture générale, très utile pour intégrer l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM).

  • parcours professionnel 

J’ai choisi la fonction de juge d’instruction en sortie d’école. C’était l’époque des “affaires” et j’ai très vite été spécialisée éco-fi. L’Essonne, où j’ai exercé 3 ans, était secouée par de nombreuses affaires politico-financières, ainsi le “manuel de corruption”, comme l’avait appelé la presse, saisi de façon incidente en perquisition dans un de mes dossiers. J’ai été aussi désignée par exemple dans un incroyable dossier d’enlèvement d’enfant suivi de viol dans lequel un faisceau d’indices désignait un homme qui a avoué en garde à vue, puis en première comparution devant moi en présence de l’avocat de permanence, pour se rétracter ensuite et être innocenté par l’expertise du prélèvement d’ADN. J’ai plus tard été nommée vice-présidente chargée de l’instruction au TGI de Paris au pôle financier, situé à l’époque rue des Italiens. J’y ai été co-saisie de dossiers exceptionnels : blanchiment en bande organisée, abus de biens sociaux, manipulation de cours, trafic d’influence, tentaculaires dossiers de contrefaçon.

Contrairement aux “vrais pénalistes”, je n’avais cependant aucun gout particulier pour les affaires criminelles. J’ai eu l’opportunité de rejoindre, à la Chancellerie, le bureau du droit commercial de la Direction des affaires civiles, à la tête duquel j’ai été nommée ensuite.  C’est un des atouts de la magistrature de pouvoir vivre, en quelque sorte, plusieurs vies. J’ai découvert l’interministériel et la fonction législative du ministère de la justice. Ma préférence lors de mes études s’était portée sur le droit des affaires, et j’ai eu la chance de ne faire que cela pendant toutes ces années, principalement du droit des sociétés et du droit boursier, ainsi que de la propriété intellectuelle et des procédures collectives. J’ai des souvenirs forts des arbitrages à Matignon, des séances de nuit à l’Assemblée nationale et au Sénat, des séances d’instruction au Conseil d’Etat, des réunions cabinet, des multiples négociations internationales au cours desquelles j’ai représenté la France (à la Commission et au Conseil à Bruxelles, à l’OMC, au groupe de travail OCDE sur le gouvernement des entreprises…). J’ai aussi participé à la codification du code de commerce.

J’ai poursuivi par un poste en détachement au Conseil de la concurrence. L’ambiance était très stimulante. Nous étions un certain nombre de magistrats, mais il y avait aussi d’anciens avocats, des ingénieurs et surtout, des économistes, qui sont sans doute ceux auprès de qui j’ai le plus appris. Je me souviens notamment d’un dossier sur les assurances médicales, en co-désignation avec une économiste. J’ai mesuré à cette occasion à quel point non seulement nous ne raisonnions pas toujours de la même façon, nous n’avions pas les mêmes références mais surtout, nous n’arrivions pas à la même conclusion ! C’était extrêmement fructueux car cela nous obligeait à dépasser nos différences, un peu comme en négociation internationale quand vous mettez un continental et un anglo-saxon autour d’une table. 

J’ai été retenue en 2009 par le Conseil supérieur de la magistrature pour la présidence du TGI de Beauvais. Exercer cette fonction en région est une expérience sans pareille, la justice y tenant une place de choix. Un tribunal est une entité très peu autonome sur le plan matériel et budgétaire (c’est dommage), mais on y dispose de pouvoirs d’organisation très étendus. On peut aussi nouer des partenariats locaux de toute sorte. Sur le plan des ressources humaines, il s’agit d’un management par les pairs. Le président n’a, et c’est heureux, aucune possibilité de peser ne serait-ce qu’indirectement, sur le contenu des décisions de justice, mais il est responsable d’à peu près tout le reste. Il préside en outre chaque semaine l’audience des référés, ce qui m’a permis de maintenir une activité juridictionnelle civile. J’avais passé mon enfance en province et ces années dans l’Oise m’ont permis par ailleurs de prendre à nouveau le pouls de notre pays.

J’ai ensuite coordonné, en qualité de 1er vice-président, le pôle famille du TGI de Nanterre, dans un environnement bien différent – le PIB des Hauts-de-Seine est supérieur à celui du Maroc – mais dans des conditions défavorables, même si je n’ai jamais atteint, comme dans l’Oise, les 25 % de vacances de poste. Contrairement par exemple au milieu médical, nous ne pouvons piocher dans un vivier d’intérimaires ou de personnes formées à l’étranger. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, le nombre de magistrats en juridiction n’a pas augmenté depuis 1815, alors même que la demande de justice est croissante. La seule solution est de redéployer les dossiers (étant entendu que chaque JAF en a déjà plus de 800 en stock à Nanterre) et de fonctionner durablement en mode dégradé. La justice souffre d’un manque de moyens problématique et il faut avoir vécu cela au quotidien pour comprendre combien c’est dommageable pour nos concitoyens. Espérons que les difficiles arbitrages économiques et budgétaires qui nous attendent en sortie de crise Covid-19 ne soient pas défavorables à la justice !  A Nanterre, j’ai pour autant, bien sûr, pu mener à bien nombre de projets, la médiation patrimoniale par exemple, et j’ai eu à connaître d’affaires très intéressantes, la succession de Johnny Hallyday notamment. 

Félicitations pour votre évolution professionnelle. Avez-vous des constats à nous faire partager ?

Notre système juridique a beaucoup changé sous l’influence de la législation européenne et de la CEDH (cour européenne des droits de l’homme). J’ai le souvenir du retour en France des angelots de la cathédrale de Sens recelés chez nos voisins belges, un de mes premiers dossiers, il n’y avait alors aucun instrument de coopération pénale européenne. Ces dernières années, j’ai participé aux travaux du Réseau judiciaire européen. Le dialogue entre juges des pays de l’Union y ait étonnamment facile, alors même que nos droits ne sont pas destinés à converger plus qu’il n’est nécessaire. La fonction de juger transcende les frontières, nous pouvons discuter aisément de façon opérationnelle. Les justiciables, personnes ou entreprises, ont des comportements similaires partout, il est très inspirant de discuter des solutions adoptées. Cela m‘avait déjà frappé lorsque j’étais à la Chancellerie, le code civil dit Code Napoléon a durablement influencé le monde entier. L’expansion outre-mer au 19e siècle nous a amenés en outre à nous adapter tôt aux particularités irréductibles d’autres systèmes. La France est donc bien placée pour faire le lien entre un modèle anglo-saxon, qui ne peut convenir aux continentaux, et des nations culturellement plus auto-centrées. 

Autre constat, nous vivons actuellement une crise de l’autorité. On parle beaucoup des forces centripètes (les gilets jaunes, les blacks blocs, les « territoires perdus de la République »…), pour autant sur le terrain, l’imperium du juge, glaive et balance, est très fort.

Les politiques se méfient de la justice depuis la révolution française. J’ai fait mon mémoire de maîtrise d’histoire sur un sujet peu étudié, la suspension de l’inamovibilité des juges en 1883. Je ne pensais pas que nous avancerions aussi peu en 30 ans. Les anglo-saxons ne connaissent pas un tel empiétement de l’administratif sur le judiciaire, je ne pense pas que le « modèle français » leur soit supérieur sur ce point.

Je vous propose de poursuivre notre entretien sur une note plus personnelle

Nos deux filles aiment à rappeler que mon mari et moi, nous nous sommes connus en faisant du tennis. N’en tirez pas pour autant la conclusion que je suis une sportive hors pair ! Lorsque j’étais jeune, j’étais un rat de bibliothèque et j’ai lu longtemps un roman par jour. Je me suis reconvertie depuis quelques temps dans les séries, comme beaucoup, c’est mon divertissement actuel. Et je partage avec mon mari le goût pour les séjours à l’étranger. Nous débattons rituellement en famille pour choisir la destination nouvelle suivante. Nous nous rendons plusieurs semaines consécutives par an hors de France, dans des lieux qui sortent en général des sentiers battus. Nous avons ainsi passé notre mois d’août dernier au Texas, avec des incursions en Louisiane et dans le Tennessee (sans cependant pousser jusqu’à Albuquerque de « Better call Saul »!). 

Merci à vous pour notre échange sympathique. Et votre réactivité très appréciable.


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  • Photo en Une : Brigitte Brun-Lallemand présente dans la bibliothèque de l’ordre des avocats de Paris à l’occasion du concours d’éloquence Lysias Paris II
  • Photo en Seconde position de l’interview : Accueil sur le parvis du tribunal de Monsieur Robert Badinter lors de l’inauguration de la salle des assises à son nom à Beauvais en 2015, et ce en présence de Madame Brigitte Brun-Lallemand
  • Photo portrait de Madame Brigitte Brun-Lallemand intégrée dans l’interview :
    © Madame Brigitte Brun-Lallemand

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