Interview de Isabelle Rome, haute fonctionnaire à l’égalité femmes-hommes
27 avril 2020 – Miss Konfidentielle ne se cache pas d’être concernée de près par les violences faites aux femmes, que celles-ci soient psychologiques et/ou physiques pour connaitre des cas dans son entourage. En période de confinement, les violences sont encore plus à l’« abri » menant à des situations catastrophiques, tant pour les femmes que dans de nombreux cas pour les enfants, témoins et victimes. C’est la raison pour laquelle Isabelle Rome, haute fonctionnaire à l’égalité femmes-hommes, s’exprime aujourd’hui et je la remercie de tout coeur.
Bonjour Isabelle,
Que signifie votre titre « haute fonctionnaire à l’égalité femmes-hommes » ?
C’est en juin 2018 que Nicole Belloubet, ministre de la justice, garde des Sceaux m’a nommée à ce poste. Considérant que le sujet de l’égalité femmes/hommes devait être une priorité, elle a décidé que cette fonction devait être exercée à plein temps, une première dans l’histoire de notre ministère. Elle m’a remis à ce titre une feuille de route comportant quatre objectifs : améliorer l’accès des femmes aux postes de hiérarchie en se dotant notamment d’indicateurs genrés, veiller à la féminisation des titres, grades et fonctions et lutter contre les stéréotypes, contribuer à l’amélioration de l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle, réfléchir aux moyens de réintroduire de la mixité au sein des métiers de la justice, notamment au sein de la magistrature.
La garde des Sceaux m’a demandé également de mettre en place et de coordonner un plan de lutte contre les violences faites aux femmes. C’est ainsi que j’ai été amenée à piloter le groupe de travail Justice, dans le cadre du Grenelle des violences conjugales organisé par le gouvernement entre le 2 et le 25 novembre 2019. Aujourd’hui encore, je suis pleinement mobilisée sur ce sujet, en particulier en cette période de confinement, propice au passage à l’acte violent, au sein des foyers.
En 2020, quel est l’état des lieux de l’égalité entre les femmes et les hommes en France ?
Il est incontestable que des progrès significatifs sont intervenus en la matière depuis la seconde moitié du vingtième siècle. Plusieurs lois ont grandement amélioré le sort des femmes et permis leur émancipation, telles les dispositions relatives à l’accès à un compte et à un emploi, sans l’accord du mari (1965), ou tels les textes autorisant la contraception (1967), dépénalisant l’avortement (1975) auxquels il faut ajouter les lois votées dans les années 2000 sur la parité en politique, et la part des femmes au sein des conseils d’administration des grandes entreprises. Grâce à des politiques volontaristes, qui se sont fait l’écho de mouvements féministes nés dans les années 60, les femmes représentent ainsi aujourd’hui, par exemple, un peu plus de 38% des députés, alors que leur proportion n’était encore que de 10% en 1997. Elles sont – en 2016 – plus de 14 millions au sein de la population active, soit deux fois plus nombreuses qu’au début du vingtième siècle. Les femmes des générations récentes sont maintenant plus diplômées que les hommes- 32% d’entre elles, âgées de 25 à 34 ans, sont diplômées du supérieur long, pour 26% d’hommes de la même classe d’âge.
Pour autant, certains constats perdurent : le revenu salarial des femmes reste inférieur en moyenne de 24% à celui des hommes et le montant de leurs pensions de retraite, inférieur de 42%. Ce sont également presque toujours les femmes – 30% d’entre elles – qui travaillent à temps partiel, soit quatre fois plus que les hommes.Ces écarts mettent notamment en exergue le fait que ce sont les femmes qui semblent encore se consacrer davantage à l’organisation quotidienne de la vie familiale, en optant pour un travail à temps partiel, ou en mettant entre parenthèses leur activité professionnelle pendant quelques années, ainsi que paraît le démontrer le niveau de leurs pensions de retraite, plus faible que celui des hommes.
Un chiffre demeure également et tristement invariable : celui des homicides conjugaux dont elles sont victimes. Jamais moins de 120 par an depuis 2006.
S’agissant de la place des femmes au sein de l’institution judiciaire, nous avons publié, en mars 2019, le premier baromètre égalité femmes/hommes du ministère de la justice.
Les métiers exercés au sein de ce dernier sont très divers : magistrature, greffe, administration, métiers de l’administration pénitentiaire – milieu fermé et milieu ouvert – et de la protection judiciaire de la jeunesse.
Si l’évolution a été positive en termes d’accès des femmes aux postes de responsabilité, au cours de ces dix dernières années, une dynamique commune demeure néanmoins : plus on monte en hiérarchie, moins la proportion de femmes est importante.
Si les magistrats sont ainsi pour 66% d’entre eux, des femmes, ces dernières ne sont que 46% à occuper des postes hors hiérarchie. Elles ne constituent que le tiers des présidents des juridictions les plus importantes et un peu moins de 40% des premiers présidents de cours d’appel. Au parquet, elles représentent seulement un quart des procureurs auprès des juridictions les plus importantes et juste un peu plus d’un tiers des procureurs généraux auprès des cours d’appel.
Si les greffes sont très largement féminisés – à hauteur de 84% – la part des femmes diminue en revanche dans les grades d’encadrement supérieur. Elles ne sont plus que 40% à occuper les postes les plus élevés de ce dernier.
Au sein de l’administration pénitentiaire, la seule direction du ministère de la justice à ne pas être féminisée, puis que les hommes y sont employés à hauteur de 65%, une évolution très nette doit néanmoins être relevée. Les femmes sont aujourd’hui bien présentes en détention. Le corps des directeurs des services pénitentiaires est, à présent, mixte dans les prisons : 42% des directeurs d’établissements pénitentiaires sont aujourd’hui des femmes. Néanmoins, les postes les plus élevés demeurent majoritairement occupés par des hommes – ils représentent 63% des directeurs les plus gradés. Il n’y a que deux femmes pour huit hommes aux directions des inter-régions, et deux femmes pour sept hommes en tant qu’adjoints à ces directions. Si les femmes sont majoritaires dans les services de milieu ouvert – à titre d’exemple, 72% des directeurs pénitentiaires d’insertion et de probation sont de sexe féminin- elles ne sont que 28% à occuper les postes les plus élevés de ces directions.
A la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, 62% des effectifs sont constitués par des femmes. Si la parité est parfaite aux postes de direction territoriale, les hommes occupent, en revanche, majoritairement les postes de directeurs interrégionaux (80%) ou de directeurs interrégionaux adjoints (77%).
Il faut donc actionner un certain nombre de leviers, afin de faire progresser encore l’égalité femmes/hommes au sein du ministère de la justice. Aider à parvenir à un meilleur équilibre vie professionnelle/vie personnelle, en organisant mieux les temps de vie, ou en soutenant très concrètement les familles, en cas de mobilité géographique, font partie des axes prioritaires de travail développés dans le cadre de la déclinaison de l’accord professionnel sur l’égalité professionnelle signé au mois de janvier 2020 par la garde des Sceaux, avec la quasi-unanimité des organisations syndicales.
Il faut également lutter contre toute parole sexiste.
Tel est le sens du texte d’engagement pour une parole non sexiste, lancé par Nicole Belloubet le 7 mars 2019. Il a recueilli à ce jour une centaine de signatures de hauts cadres du ministère de la justice.
La mise en place d’une cellule d’écoute spécifique pour les violences sexuelles ou sexistes, constitue aussi un objectif à réaliser pour 2020.
Depuis le début du confinement, les violences psychologiques et/ou physiques faites aux femmes explosent en France.
- Quelle est la situation réelle ?
La tendance est à l’augmentation nette du nombre d’interventions à domicile des forces de l’ordre : par rapport à la même période de 2019 : plus 29% en zone police à Paris, plus 20% en zone police hors Paris, et plus 62, 8% en zone gendarmerie. On ne note cependant pas de hausse corrélative des procédures de violences intrafamiliales traitées par la justice, les interventions des forces de l’ordre ne donnant pas systématiquement lieu à la constatation d’une infraction pénale.
Au 14 avril 2020, trois cent trente personnes avaient été néanmoins déférées devant les tribunaux pour des faits de violences intrafamiliales, en vue d’une comparution immédiate ou d’une convocation avec contrôle judiciaire. A leur égard, est menée une politique pénale de fermeté, principalement basée sur l’éviction du mis en cause du domicile familial. Faire cesser la cohabitation lorsque celle-ci est dangereuse est la priorité.
- Quelles sont les actions menées ?
Il faut rappeler que l’état d’urgence sanitaire a provoqué la fermeture des tribunaux. Néanmoins, les contentieux essentiels y demeurent traités.
La garde des Sceaux a décidé que les violences faites aux personnes étaient de ceux-ci, en particulier les violences intrafamiliales.
Il est donc toujours possible pour les victimes de solliciter des mesures de protection auprès des juges aux affaires familiales. Afin de permettre que cette justice des violences intrafamiliales puisse être rendue sans faire courir de risques aux personnels de la justice, aux avocats et aux justiciables, des mesures d’adaptation procédurale ont été prises. Les audiences peuvent ainsi se tenir en visio-conférence, voire par voie téléphonique. Il peut être aussi donné connaissance de la décision aux parties, par tout moyen, y compris par téléphone.
Notre mot d’ordre est la protection des victimes.
Depuis le début du confinement, un nombre élevé de Téléphones Grave Danger leur a été remis, afin qu’elles puissent vivre en sécurité, une fois la décision d’éviction du conjoint violent prononcée. Près de 1000 appareils sont aujourd’hui attribués, soit cent de plus que début mars. Pour rappel, en mars 2019, 350 téléphones seulement étaient en service sur l’ensemble du territoire. Les victimes qui bénéficient de cet équipement sont également accompagnées par des associations spécialisées qui vont les aider sur le plan social, juridique et psychologique. Il faut souligner le remarquable esprit d’adaptation dont ont fait preuve l’ensemble des personnels travaillant au sein de ces structures : mise en place de permanences téléphoniques, de points d’accueil et d’information dans des centres commerciaux, création et déploiement de nouveaux outils de communication afin de pouvoir s’adresser aux femmes enfermées et en éventuelle souffrance…
Afin de mieux protéger les victimes, une plate-forme d’éviction des conjoints violents a été également mise en place le 6 avril par le ministère de la justice, en collaboration avec le secrétariat d’Etat à l’égalité femmes/hommes. Il s’agit d’un dispositif exceptionnel et temporaire, permettant aux magistrats qui prononcent une mesure d’éviction – au pénal ou au civil dans le cadre d’une ordonnance de protection – de recourir à une solution très concrète d’hébergement d’urgence pour la personne évincée, dans le contexte actuel de crise sanitaire qui rend les hébergements dans la famille ou chez des amis aléatoires, à un moment où le secteur de l’hébergement d’urgence est de surcroît très tendu. En quelques heures, l’opérateur du groupe SOS solidarité trouve une solution, le plus souvent en nuitées hôtelières. A ce jour, quarante et une personnes ont pu être ainsi hébergées.
Quels conseils souhaitez-vous donner aux femmes victimes de violence ?
Le silence peut tuer. Il faut donc révéler les faits subis. Absolument.
En cas d’urgence extrême, il faut appeler le 17 (forces de l’ordre). Si on ne peut pas parler, il faut adresser un sms via le 114. On peut aussi saisir la plate-forme arretonslesviolences.gouv.fr
Si on veut se renseigner, être conseillée, on peut joindre le 3919, numéro national de référence pour les violences faites aux femmes ou le 116006, pour une orientation rapide vers la justice.
On peut aussi profiter d’une courte sortie pour aller au commissariat de police ou à la gendarmerie pour déposer plainte ou se rendre dans une pharmacie, et expliquer sa situation. Dans le cadre du système mis en place par le ministère de l’intérieur, le professionnel qui recevra cette information pourra alors, si nécessaire, appeler la police ou guider la victime vers une association.
Il est également possible de télécharger gratuitement sur son téléphone portable l’application App’elles. En cas de danger, en appuyant sur celui-ci, trois proches dont on aura préalablement enregistré les numéros sont prévenus, ainsi que les numéros d’urgence. La victime est de surcroît géolocalisée.
Il ne faut jamais avoir honte de demander de l’aide ou du secours.
Quels conseils souhaitez-vous donner aux proches des victimes (famille, amis.. et aussi voisins) qui sont informés de la situation et ceux qui ont des doutes ?
Ils peuvent, eux aussi, appeler les mêmes numéros que ceux rappelés ci-dessus, pour obtenir des renseignements qu’ils pourront ensuite transmettre à la victime si celle-ci n’a pas osé ou n’a pas pu le faire personnellement. Ils doivent appeler le 17, s’ils entendent des bruits suspects, des cris, des pleurs…
Il faut tenter, vaille que vaille, de garder le lien avec la personne que l’on sent en potentiel danger : échanger des sms, des mails. Il ne faut pas hésiter à déterminer très vite avec elle un langage codé qui permettra un échange plus fluide et moins risqué. Si elle paraît en situation de danger imminent, il faut alerter les forces de l’ordre. Il ne s’agit aucunement de délation, mais de protection impérieuse d’autrui.
Vous êtes aussi autrice de trois ouvrages… et très bientôt d’un quatrième
Mon premier livre « Vous êtes naïve, madame le juge », préfacé par Boris Cyrulnik, est une réflexion sur le sens de la peine et sur l’acte de juger, à travers des portraits de détenus que j’ai pu rencontrer lorsque j’étais notamment juge de l’application des peines, de victimes entendues à l’occasion de l’exercice d’autres fonctions pénales et de quelques « passeurs de justice » qui ont marqué mon parcours.
Mon deuxième ouvrage : « Dans une prison de femmes, une juge en immersion », préfacé par Robert Badinter, est le fruit d’une démarche très particulière que j’ai menée à la maison d’arrêt des femmes de Versailles. Pendant un an, j’y ai rencontré régulièrement des femmes détenues et des surveillantes. C’est donc un livre sur la condition des femmes, au sein d’un établissement pénitentiaire, mais aussi un ensemble de propositions pour des prisons républicaines, plus respectueuses de la dignité de toutes et tous, et plus intégrées dans la cité.
Mon troisième livre : « Plaidoyer pour un droit à l’espoir », préfacé par Benjamin Stora a été écrit à partir d’échanges avec des jeunes de Creil dans l’Oise et des professionnels impliqués localement auprès d’eux. A l’issue d’un travail structuré autour de dix axes, comme le sentiment d’appartenance sociale, la perception de la loi et des valeurs républicaines, le fait religieux et la laïcité ou encore la place des filles et le respect des droits des femmes, j’explore quelques nouvelles pistes de réflexion et préconise notamment l’instauration d’un droit fondamental : celui d’un droit à l’espoir pour tous.
Mon prochain livre, à paraître très prochainement, aux éditions Stock, s’intitule « Liberté, égalité, survie ». Il est marqué de toutes les paroles de souffrance de femmes victimes de violences conjugales que j’ai si souvent entendues en tant que juge pénal, comme de toutes les images de celles dont je n’ai vu le visage que sur photo, alors que je présidais des cours d’assises et que je jugeais leurs assassins. Cet ouvrage décrit l’abîme qui aspire si souvent les femmes victimes de telles violences, mais aussi le chemin qui peut être, un jour, le leur vers la lumière, la renaissance. Car il est possible de ne pas être victime à vie, on peut s’en sortir. C’est ce que je souhaite leur dire. En leur donnant des pistes.
J’examine également ce que représente le fléau des violences conjugales au sein de notre société et pose, en particulier, la question des stéréotypes liés à chacun des deux sexes. En nous enfermant, femmes et hommes, dans des carcans de préjugés et de préconçus, ils conditionnent nos propres comportements. Si nous les déconstruisions et si nous nous bâtissions, à égalité et ensemble, un avenir commun, peut-être les violences conjugales finiraient- elles enfin par décroître.
Une citation vous vient-elle à l’esprit suite à notre entretien ? Source de réflexion
« Il n’y a que deux conduites avec la vie : ou on la rêve, ou on l’accomplit ». René Char, Eloge d’une soupçonnée, Gallimard 1989.