Interview de Jean-François “Mamel” Hummel, pilote du Jaguar n°A91 durant la mission sur la base irakienne d’Al Jaber le 17 janvier 1991
Le 17 janvier 1991, alors que débute l’opération Tempête du désert (Desert storm), 12 “Jaguar” de la 11e Escadre de Chasse furent lancés à l’assaut de la base d’Al Jaber, au Koweit, prise par les troupes irakiennes. Cette mission, menée à très basse altitude, faillit tourner à la tragédie pour de nombreuses raisons. Quatre “Jaguar” furent touchés : un par des armes de petit calibre qui affectèrent les commandes de vol, un dont le pilote fut atteint à la tête par une balle de kalachnikov, un dont un réacteur prit feu, un dont le réacteur droit fut mis hors d’usage par un missile SA-7 et dont le second réacteur fut par rebond également endommagé. Ces quatre avions purent être ramenés au sol par leurs pilote respectifs. Dans le cas du “Jaguar” touché par un missile, le capitaine Jean-François Hummel, nom de code “Mamel”, eut à piloter un avion sous une double épée de Damoclès : les flammes de l’incendie du réacteur le menacèrent constamment pendant presque une heure faisant planer la menace d’une éjection. Le sort en décida autrement. Aujourd’hui spécialiste en management de transition, après un parcours atypique, Jean-François Hummel nous livre ses réflexions sans filtre sur ce moment intense de sa vie, alors que le “Jaguar” qu’il pilotait ce jour-là, il y a 30 ans, vient d’être inauguré au musée de l’Air et de l’Espace, au Bourget…
Le désert ne présente pas énormément de points de repères.
A un certain moment, un de nos points de virage était un croisement de méridiens, parce qu’il n’y avait rien au sol. On comptait beaucoup sur les systèmes de navigation très rudimentaires dont nous disposions. Il s’agissait d’un système de navigation Doppler. Le calculateur intégrait une certaine dérive de vent et pouvait se recaler sur une trace au sol relativement différenciée – forêt, relief…
Sur le désert, il y avait une dérive inhérente semblable à celle à laquelle on était confronté lors des attaques à la mer – toujours très problématique en “Jaguar”.
Sur le désert, il y avait le même problème que sur la mer, l’effet de brume et la saturation de l’atmosphère avec les fumées.
La centrale de navigation du “Jaguar” dérivait, je ne sais plus trop, d’environ peut-être un nautique à l’heure ; et un nautique dans le désert fait que l’on passe à côté de la cible sans la voir lorsque l’on vole à très basse altitude.
Cela a été un facteur anecdotique d’une réelle portée. On n’avait pas l’habitude de ces missions à très, très basse altitude. Or l’ordre de vol du jour était : Attaque du terrain d’Al Jaber, 480 nœuds, 250 pieds.
C’était la règle de la Force aérienne tactique à l’époque, on n’avait pas le droit de descendre sous 250 pieds ; à tel point que les jours précédents, dans une zone du sud, on s’était entraîné véritablement à 12 avions pour faire ce changement de formation qui nous permettait de passer d’une phase Approche à la phase Attaque. On devait tous être dans une position précise parce qu’on avait des objectifs qui nous étaient attribués à chacun, et ces objectifs, sur le papier, sur les photos de renseignement, nous obligeaient à être, en fonction de l’armement emporté, dans une certaine position, et cette position n’était pas celle que nous avions lors des phases d’approche.
Le dernier virage vers l’objectif, il fallait le faire à l’altitude la plus basse possible, donc autorisée à 250 pieds, faire nos croisements pour ne plus bouger, à 1 minute, une minute 30 de l’objectif.
Les Saoudiens nous avaient laissés de grandes zones où nous nous entrainions véritablement. Et la première des choses dont nous nous étions rendu compte, était que la configuration que nous adoptions lors des entrainements à basse altitude en métropole – avec un étagement positif de l’équipier par rapport au leader – nous faisait perdre systématiquement de vue les autres avions, parce qu’un “Jaguar” couleur sable sur fond de sable…
Nous avons dès lors commencé à transgresser les règles, car on se rendait bien compte que cela n’allait pas passer : il fallait que le leader des deux formations soit plus haut et que les équipiers croisent en-dessous… chargés, avec le souffle des avions, cela posait quelques problèmes. On a commencé à s’entraîner comme ça. Et petit à petit, on a commencé à se dire que 250 pieds c’était très haut, trop haut, donc nous avons commencé à descendre. Comme ça jusqu’au 14 janvier, je crois.
Marc Ambert était le commandant des forces aériennes sur place, son adjoint était Comajda ; ce dernier avait voulu faire un des derniers vols d’entraînement avec nous; au retour, il était tout blanc et avait décidé de nous mettre tous à pied. Tous les soirs on avait un grand briefing sous une tente affectée à cela, avec les gens des Mirages 2000 et des F1 CR – ce soir-là, Komajda a annoncé que les pilotes des “Jaguar” du 2/11 étaient interdits de vol jusqu’à nouvel ordre… et là, cela a jeté un froid… car l’ultimatum expirait le lendemain. Nous étions interdits de vol alors que nous avions été désignés pour la première mission. Cela témoignait d’un manque de capacité d’adaptation culturelle.
Quand l’Irak envahit le Koweït en 1990, je rappelle que l’on sortait tout juste de l’effondrement du mur de Berlin, et toutes nos missions – notamment au 2/11, mais plus largement dans la FATAC – étaient tournées vers l’Est. Toutes nos missions étaient des missions de pénétration tout temps, au 2/11 nos missions étaient l’assaut antiradar.
Nous partions avec nos avions de préférence la nuit et par mauvais temps, nous traversions les Vosges, l’Allemagne. On s’arrêtait à la frontière tchèque ou polonaise…et là, on se retrouvait projeté…
Le 2/11 était un escadron de guerre électronique, notre mission était d’ouvrir la voie pour les bombardiers nucléaires, on nettoyait le train des radars, on faisait du brouillage et les bombardiers nucléaires arrivaient derrière. Ce 17 janvier 1991, on se retrouvait projeté sur un théâtre en autonomie totale sans cette notion d’intégration à une force multinationale.
On a découvert en 1991 l’intégration du Renseignement. Eric Florentin, qui était alors l’officier Renseignement du 2/11 à Riyadou KKMC [King Khalid Military City] à l’époque, était obligé de faire les poubelles des Américains pour essayer de nous donner des informations tactiques – sinon nous n’aurions rien eu…
Dans l’enfer d’Al Jaber…
J’ai vu plein de missiles partir du sol, mais pas celui qui a atteint mon avion.
A ce moment-là, on était extrêmement tendus pas parce qu’on nous tirait dessus, mais parce que le leader ne trouvait pas l’objectif et que tout le monde était largué derrière. Au moment où on devait virer et changer de formation, on ne l’a pas fait et alors que nous devions voir l’objectif là, on le voit ailleurs. On est alors extrêmement tendu et on se dit : Comment est-on passé au travers ? On ne peut pas repartir comme ça, on cherche comment rattraper les choses, et on cherche presque individuellement… Il n’y a plus de patrouille, il n’y a plus rien. A chacun son objectif. Il faut qu’on trouve quelque chose, est-ce qu’on va sur le terrain, mais là… ? C’est ce que j’ai essayé de faire à ce moment-là, quand j’ai vu le terrain, j’y suis allé et là, un mur de feu… C’était rien comparé à ce que l’on avait vu avant. Quand on est arrivé aux abords du terrain d’Al Jaber, tout le monde avait été réveillé par les premiers avions qui étaient passés en vrac dessus, et là, tout s’est illuminé et on s’est dit “Là, ça ne passe pas…”. Ce n’était même pas la peine d’essayer. C’était un vrai mur, il y avait probablement un canon tous les 50 cm qui tirait, des éclats de lumière partout, c’était terrible. A ce moment, on ne sait plus vraiment où on est, le terrain est là, mais après qu’est-ce qu’il y a autour, on n’a pas de carte, on n’a rien. Quand cela est arrivé, je venais de prendre un cap « pour voir »… il y avait des traces au sol je me souviens. On cherchait à tirer sur des batteries anti-aériennes, des choses qu’on allait trouver… des objectifs d’opportunité. C’est à ce moment-là, quand on cherchait, que c’est arrivé. Cela se passait très, très bas. Sans doute en dessous de 50 pieds (15 mètres)… il y avait des lignes électriques, on est passé par réflexe en dessous des premières, puis, en passant au-dessus, on voit tout – mais on est à quoi… à peine 100 pieds (30 mètres). Les départ des canons, des ZSU-23-4 et autres… Ces canons anti-aériens, en tant normal, tirent de courtes rafales, mais là les Irakiens les avaient modifiés pour qu’ils tirent en continu tant qu’il y avait des obus dans les caissons, à tel point qu’on voyait des tubes fondre… cela formait des murs de ferraille partout, c’est très noir… puis sont venus tous les autres obstacles… il fallait passer en dessous, donc descendre sous les lignes électriques que l’on voyait dans le désert… et là, d’un coup, un grand choc, l’avion bascule à 90° et l’aile de l’avion est passé, pour moi, à un mètre du sable. L’avion a été complètement chaviré. L’avion était sur la tranche, et j’ai donné un coup de palonnier, pas un coup de manche… l’avion s’est redressé comme ça péniblement. Je venais de tirer mes bombes de 400 kg freinés, car on ne pouvait pas les tirer en dessous d’une certaine altitude, afin qu’elles puissent être armées par le biais d’une petite hélice devant qui doitprendre au préalable une certaine vitesse de rotation ce qui nécessite un certain temps de balistique. L’avion venait d’être allégé. Le missile a explosé et a endommagé toute la partie arrière droit de mon réacteur droit. Je pense que si j’avais dégauchi avec le manche, cela n’aurait pas marché. Je n’ai pas analysé le missile tout de suite et je ne savais pas dans quel état était l’avion. Ma première réaction a été un coup de haine… il y avait des véhicules devant sur lesquels j’ai tiré tous les obus de mes DEFA 30 mm. Je ne m’en souviens pas, c’est quelque chose que j’ai vu après quand on a développé le film de ma caméra. Cela a été ma première réaction, un sentiment qu’on avait violé mon intimité dans l’avion… on avait été pris à partie et il fallait réagir. J’ai tiré en continu, pas en rafales comme on le fait normalement… j’ai dû vider tous mes caissons de munitions. Tout cela a peut-être duré 30 secondes.
Dans un premier temps, je ne me suis pas rendu compte que toutes les alarmes hurlaient car j’étais focalisé sur le fait de tirer. J’ai percuté l’extincteur du réacteur en feu… sans savoir qu’il était tombé dans le désert quelques secondes auparavant… et en fait sur ce moteur-là, il n’y avait plus d’indication de température. Mais il y avait bien un incendie. L’explosion du missile avait produit un trou qui faisait une connexion avec le compartiment de l’autre réacteur qui tournait, mais avec le kérosène qui brûlait dedans, et lui était très, très haut en température.
La première étape que j’ai franchie est celle de la décision de rester dans l’avion. J’ai repris le dessus et maitrisé l’avion. Il vole. On vient de larguer quelques tonnes de bombes et on leur a tiré dessus quelques obus, cela n’est pas vraiment l’endroit pour s’éjecter, on est en territoire ennemi. Et après c’est trop tard. On s’est recréé une zone de confiance, et c’est alors compliqué de s’éjecter quand l’avion vole. On se dit OK, et c’est ce que j’ai dit à Bonnaffoux (pilote d’un autre “Jaguar” dont le réacteur était également en feu), si les flammes reviennent par l’avant vers la cabine, là il faudra sauter. Mais je n’imagine même pas que l’avion puisse exploser d’un coup, je n’ai jamais vu un avion exploser comme ça… mais déjà on va sortir de la zone chaude, ce qui prend quelques minutes, et ensuite on va monter. On est à 350 nœuds, sur un seul réacteur, on est en configuration lisse, l’avion est réactif, je n’ai pas de soucis de pilotage. On a pu se rassembler avec le commandant Bonnaffoux après être monté. Et quand il m’a dit que mon avion brulait derrière, on est monté au niveau 120 et là je lui ai dit “Bouge pas, je reviens” et j’ai piqué, à très fortes incidence, pour tenter de souffler les flammes, jusqu’à quelques milliers de pieds d’altitude. Et cela n’a pas marché. Je l’ai rejoint, et c’est là qu’il est resté derrière pour surveiller les flammes. On a rétabli un contact radio avec le reste de la patrouille qui rentrait un petit peu en vrac, et là certains m’ont dit : “Prépare-toi, il faut que tu sautes…” Non, je ne sauterai pas. Sauf si Bonnaffoux me dit de le faire. Si Bonaf n’avait pas été là pour me dire ce qui se passait, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Mais je n’ai jamais été envahi par le désespoir ou l’envie d’abandonner. On fait le choix de continuer parce qu’on sent que ça va passer, parce qu’on maîtrise son environnement.
Quand on était en route vers le terrain de Jubayl, la défense aérienne américaine de l’aérodrome nous a demandé par radio des codes d’authentification qu’on n’avait jamais eu… cela a duré un petit moment, au bout duquel notre réponse a été un truc du genre : “Ecoutez, vu comment on doit brûler et fumer, je pense que vous nous voyez, donc si vous voulez tirer, vous tirez, on n’est plus à ça près, mais on n’a pas vos p… de codes d’authentification.” Le seul regret qu’on a par rapport à ça, c’est que les Boeing américains et quelques forces pré-positionnées de l’armée de terre ont entendu ces dialogues surréalistes et personne ne les a enregistrés. Ils ont été reconstitués avec la mémoire collective.
C’est une très grande piste. Et du coup Bonnaffoux s’est posé direct, et j’ai poursuivi un tour de piste raccourci pour me poser face à lui, on avait de la place, mais j’avais un doute sur l’état de mes pneus éventuellement – avaient-ils brulé ou pas ? Les volets sont sortis, le train aussi, les pneus étaient intacts… seul le parachute n’est pas sorti. Et pour cause, il était resté quelque part dans le désert.
Quand on s’est séparé pour se poser, à l’atterrissage, je me suis rendu compte qu’avec la vitesse qui diminuait, les flammes ont commencé à approcher, je les ai vues dans le rétroviseur, et j’ai alors remis les gaz une fois les roues au sol avec le camion des pompiers américains qui suivait tant bien que mal. En arrivant sur la première bretelle j’ai écrasé les freins, et le temps que je coupe tout, que j’ouvre la verrière et que je saute… tombe à terre, l’avion était déjà sous un mètre de mousse. Il devait me rester 100 kg de pétrole, pas de quoi refaire un tour de piste. Je n’ai jamais vraiment vu le feu. Juste quelques flammes dans le rétroviseur.
Quand on est parti en mission, j’avais mis dans une des poches de mon blouson un cigare que j’avais l’intention d’allumer à la fin de la mission. Quand je suis tombé par terre du poste de pilotage, j’ai vu des flammèches qui sortaient du trop plein dans la queue, et j’ai dit aux pompiers “Attendez !” J’ai sorti mon cigare, et je l’ai allumé avec ces flammèches et je leur ai dit « Maintenant vous pouvez éteindre ». Je tremblais de partout… je me suis éloigné en fumant le cigare. Ils m’ont demandé si l’avion était encore armé, et je leur ai alors expliqué que pour moi, il n’y avait plus rien dedans… Il a quand même fallu que je leur explique l’avion, que je mette les sécurités sur le siège, et ils ont quand même bourré les canons de paille de fer pour éviter un départ intempestif. On m’a alors emmené dans un endroit de la base où j’ai retrouvé Bonaf…et je pense qu’on ne s’est rien dit. On était dans une sorte de mutisme, le contrecoup. Les Américains ont pris beaucoup de précautions… ils ne savaient pas que les Français étaient dans la guerre, c’étaient des troupes de la Navy, pas de l’USAF. On nous a conduit finalement à l’Amiral auquel j’ai demandé de pouvoir prévenir les Français. Il m’a montré un téléphone, de type point-à-point. C’est Perron, le commandant des forces françaises de l’opération, qui a répondu. Après, on a commencé à discuter avec les Américains, et on a appris des choses, comme l’a raconté Bonnaffoux.
Légion d’honneur
Humainement, cette mission m’a révélé une personne : le président de la République.
Effectivement, les Français étaient « tolérés » dans cette guerre. C’était une volonté politique que l’on soit là-bas. Jusqu’au 10 janvier, l’objectif assigné au Français était une île. Les Américains disaient qu’elle pourrait être une tête de pont pour un débarquement des forces terrestres par la suite. Il y avait peut-être un petit terrain et des infrastructures, je ne me souviens plus, mais cet objectif était complètement décalé du théâtre des opérations… Et c’est Mitterrand qui a dit : Non, non, les Français interviennent, et ils interviennent au cœur de la guerre ; la volonté du président de la République était, peut-être au prix du sang, de positionner la France au cœur de la guerre qui allait se dérouler. J’ai alors ressenti très fort une certaine idée de la France.
Par la suite, Mitterrand a souhaité lui-même me remettre la Légion d’honneur, alors que l’on me proposait la médaille de l’Aéronautique – très belle médaille pour moi. C’est donc le président François Mitterrand qui m’a remis la Légion d’honneur dans la cour d’honneur des Invalides.
J’ai été le premier militaire décoré par le président de la République pour cette opération. Mes camarades l’ont aussi été par la suite. Une vision humaine m’a consacré dans ce rôle là – car on se crée un rôle quand on est militaire. Et ce que je n’ai pas compris parallèlement à cela, ce sont les attitudes de Chevènement, et de Joxe par la suite, et leurs tergiversations politiques, au moment où moi, je sentais du coté présidentiel une cohérence – je ne parle pas des idées politiques, mais du rôle de la France dans ce conflit. Il y avait quelqu’un qui incarnait ce qu’on allait faire et cela est extrêmement précieux.
30 ans après, qu’avez-vous retenu de cet épisode de votre vie où vous avez chevauché la mort ? Comment cet événement a-t-il influencé votre vie ? Est-ce que vous revivez toujours cette mission, est-ce qu’elle hante encore vos nuits, ou pas ? Etes-vous en paix avec cet événement ? En avez-vous tiré des leçons qui vous ont servi par la suite ?
Il y a plusieurs stades de retour d’expérience.
Oui, cette mission, je l’ai revécue assez longtemps – encore que – … six mois après mon retour en France, je me réveillais en sursaut la nuit. C’est quelque chose qui était très présent, mais après, plus du tout – cela s’est arrêté net. Probablement parce que j’ai voulu vivre plein d’autres choses, parce que j’ai eu des opportunités.
On fait partie d’une génération bénie : nous avons vécu deux mondes, celui d’avant 1989, et celui d’après dont nous avons été acteurs – de ce monde qui cherchait à se construire (je ne dis pas à se reconstruire, car là, il y avait un nouveau monde et les gens ne savaient plus à quoi s’en tenir). Il y eu ensuite Samuel Huntington et son livre Le choc des civilisations, la fin du monde tel qu’on le connaissait, l’avènement d’un monde unique, le capitalisme, etc. On allait chercher un mode de pensée, un mode de vie, et surtout on allait vers un équilibre. Il y a un parallèle intéressant avec la crise du Covid-19 : dans le confinement, il y a une zone de sécurité qui se créée – c’est dur, il y a une menace, on est contraint mais on est dans une bulle, et la bipolarité de la guerre Froide, c’était ça. Après 1989-1990, mais aussi le Moyen-Orient, les Balkans, l’Amérique du Sud, etc. et puis tout ça, cette explosion a fait qu’il y avait tout à faire. On est sorti d’une diplomatie « à la papa » pour aller vers une diplomatie de la force ; et ce que j’ai ressenti à ce moment-là, c’est qu’on était la pointe de la lance de cette diplomatie de la force. Je suis complètement antimilitariste dans le sens où, pour moi, il est hors de question de donner du pouvoir politique aux militaires, mais j’ai ressenti alors que le militaire revenait au premier plan sur la scène pour apporter un soutien au monde politique, et à cause de cette vision claire du président, et du rôle très claire qui a été rempli par les forces armées, pour moi ça s’est dessiné comme ça et j’ai été acteur de ça. C’est ce sentiment que j’ai gardé fortement ancré en moi par la suite dans tout ce que j’ai pu construire à l’international. Tous les postes que j’ai eus, ce sont des postes de création, il y avait tout à bâtir, et plutôt dans des ambiances très ouvertes ; l’horizon était très large et c’est ce qu’il me fallait. Ce que j’ai retiré de cette époque, c’est le sentiment d’être acteur d’un monde à construire avec d’autres cultures et d’autres visions du monde que la nôtre. C’est ce qui m’a incité en 2009 à quitter l’institution militaire pour me lancer dans le monde de l’entreprise.
Comment fait-on la paix avec un tel événement durant lequel sa propre vie a été en jeu ?
Pour ce qui me concerne, il y a eu le fait de ne pas être blessé, de ne pas être atteint dans son intégrité physique. Je pense que c’est difficile pour une victime d’attentat qui a des séquelles, de se voir ; dans mon cas, quand on se regarde il n’y a aucune trace. Il reste ce qu’on a vécu, le choc émotionnel. En ce qui me concerne, ce qui a été dur pour moi, durant cette période-là, cela a été de me battre sans haine. Avec la volonté, toujours, de se dire qu’on incarne un rôle d’acteur au service du politique, et que de fait cela désincarne quelque part son rôle personnel en tant qu’être humain qui se bat contre un autre être humain. Il y a eu un moment, quand je me suis installé dans l’avion ce 17 janvier, où quelque chose s’est cassé. Jusqu’au moment où j’ai mis les gaz sur la piste ce jour-là, je réfléchissais à la façon de ne pas y aller. C’est tellement énorme cette bosse qu’il faut franchir… Le Jaguar était un avion dont les moteurs étaient fragiles, et je me disais si je mets pleine charge post combustion d’un coup comme ça, il va peut-être y avoir un pompage réacteur… on en est encore là, on est face à quelque chose qui est tellement haut, qu’on ne sait pas comment l’appréhender. Plein de choses se mélangent dans la tête, sa famille, ses enfants, ses amis, qu’est-ce que je fous là… Le fait de s’incarner dans un rôle d’acteur, presque d’une machine, c’est ce qui permet de transcender cette phase-là, et de partir avec une certaine sérénité… une fois qu’on a franchi ce pas, que ce lien émotionnel s’est cassé, il ne revient plus. En tout cas, moi, il n’est pas revenu, ni pendant la mission ni après. J’étais dédié à une mission, à un rôle. Cela m’a permis de travailler psychologiquement sur cet état, en me disant que le seul moyen de continuer à ne pas avoir d’émotion était de me battre sans haine. Ils ne m’ont rien fait personnellement, ce sont les idées qu’ils servent, tout ce que cela représente qui me gêne mais qui me guide dans mon rôle d’acteur pour que cela ne contamine pas le monde que moi j’apprécie et que je veux défendre. Il fallait mettre la pression sur Saddam Hussein. J’ai beaucoup apprécié ensuite toutes les études sur la théorie des cinq cercles de Warden, comment faire infléchir par la puissance militaire un pouvoir politique, et je me suis retrouvé là-dedans, et ça prenait sens de se dire qu’on allait casser les communications pour empêcher d’agir, etc. La puissance militaire au service d’un projet politique, au sens interaction avec la vision d’un monde. J’étais complètement dépassionné par rapport à cette guerre. Mais à tel point qu’après j’ai ressenti un véritable besoin, et je suis retourné 18 mois plus tard à l’état-major pour aider Marc Amberg [commandant de la base d’Al-Ahsa durant l’opération Daguet] à monter l’opération Alice. Et là je me suis vraiment intéressé à l’islam et à ce que ces gens représentaient, justement pour poursuivre ce chemin – l’islam m’intéresse pour ce qu’il est, comme les autres religions, pour bien comprendre les choses, la culture, et ne pas avoir l’impression d’avoir combattu des gens mais d’avoir combattu un pouvoir politique. Je ne me suis pas battu contre des Musulmans, je ne me suis pas battu contre des Arabes, je me suis battu contre le pouvoir de Saddam Hussein. Et ça c’était important. J’en ai retiré, pour tout le reste de ma vie, cette capacité à dépassionner certaines choses, à ne pas prendre les choses personnellement. Par exemple, j’ai accompagné le GIE Rafale à Singapour pour les aider à essayer de vendre le Rafale ; quand on négocie un gros contrat, et quand on n’est pas choisi, et que c’est l’avion américain qui est choisi, ce n’est pas une histoire de moi et ma tête, alors qu’à l’époque l’ambassadeur de France sur place l’avait pris comme un affront personnel, par exemple.
Pour aller plus loin, et sans vouloir mouiller les autres là-dedans, certains sont très conservateurs de ces moments que nous avons vécus et de cette époque. Personnellement, cela fait partie de ma vie, mais cela ne me définit pas. Je ne me résume pas à cet événement. Ce n’est qu’un moment, et c’est pour cela que je ne suis pas très enclin à mettre ce moment-là en avant en permanence.
Jean-François Hummel est reparti au combat dès le lendemain, aux commandes d’un autre “Jaguar”.
Propos recueillis par Xavier Meal, rédacteur en chef adjoint du Fana de l’Aviation, auprès de Jean-François Hummel le 26 novembre 2020.
Vous êtes invités à lire le sujet « 17 janvier 1991, dans l’enfer d’Al Jaber » rédigé par Xavier Meal, publié dans le Fana de l’Aviation N°614 actuellement en kiosque.
Superbe interview, superbe récit. La précision de la mémoire, le scalpel de la langue, l’intensité et la distance à la fois, ces qualités militaires. Et la perspective philosophique et humaine à la fin. Merci au pilote, merci au journaliste.