Interview du général Jérôme Rabier, directeur du BEA-É (Bureau Enquêtes Accidents pour la sécurité de l’aéronautique d’État)

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Aujourd’hui 31 août 2021 est une journée très spéciale pour Jérôme Rabier. Miss Konfidentielle a eu l’honneur de le rencontrer cet été sur la Base aérienne 107 à Villacoublay (Yvelines). Jérôme Rabier est le directeur du Bureau enquêtes accidents pour la sécurité de l’aéronautique d’État (BEA–É, anciennement BEAD-air) sur la Base. Le BEA-É est un service à compétence nationale chargé de conduire les enquêtes de sécurité relatives aux accidents et incidents aériens graves impliquant les aéronefs de l’État. Une découverte du site, un déjeuner informel et la préparation décontractée de l’interview ont jalonné cette journée passionnante. Complétée ce matin, jour J !

Bonjour Jérôme,

Pourquoi choisir la date du 31 août 2021 pour publier notre entretien ?

Bonjour Valérie. Aujourd’hui, je quitte mon poste de directeur du BEA–É mais également l’institution militaire. C’est donc l’occasion, je pense, de m’exprimer à la fois auprès de ceux qui me connaissent et de tous ceux qui n’ont pas encore pris connaissance des missions du BEA–É. Cette date est également pleine de symboles et de souvenirs car elle tombe l’année de mes 30 ans de brevet de pilote de chasse, de mes 20 ans d’entrée à l’Ecole de Guerre et à titre très personnel de la date de mes 30 ans de mariage. De quoi évoquer beaucoup de choses, avant de passer la main à mon successeur, et de prendre un nouveau virage…

Une date clef qui incite à mieux vous connaître. Alors commençons par le début, vous voulez bien ?

Avec plaisir. Je viens des Hauts-de-France, né d’une maman lorraine et d’un papa orléanais.
Avant de rejoindre le Nord de la classe de 6ème à la Terminale, j’avais un peu bourlingué avec mes parents. J’ai des souvenirs surtout au Maroc et au Mexique…

A l’issue du lycée, motivé depuis l’enfance par un seul but, celui d’être pilote de chasse, j’ai voulu voir si j’étais d’abord fait pour le monde militaire. Afin d’accéder à la classe prépa du Prytanée militaire de La Flèche (école gérée par l’armée de Terre mais toujours interarmées par ses admissions), j’ai redoublé la terminale. C’est au Prytanée en 1985-87, que j’ai rencontré le général Laurent Lherbette que vous avez interviewé, le général Pierre Schill, nouveau CEMAT, le général Eric Autellet, le nouveau MGA , ou encore l’amiral Guillaume Goutay, l’actuel DPMM, et bien d’autres encore … Le général François Lecointre, notre CEMA sortant, vient également de ce prestigieux établissement de formation initiale.

« famille tradi » de J.Rabier – Prytanée militaire de la Flèche – octobre 1985 © Jérôme Rabier

En septembre 1987, après un concours réussi de justesse – et plus encore…- j’ai donc la chance d’intégrer l’Ecole de l’Air, creuset historique de formation des officiers de l’armée de l’Air, navigants (dits les PN), mécaniciens ou officiers des bases. Trois ans de formation, à l’époque pour les PN, deux sur les bancs des amphis et dans la foulée un en formation au pilotage de premier niveau. Lieu d’apprentissage des valeurs de l’officier aviateur, de l’esprit de cohésion, et de bien d’autres enseignements de base, cette Ecole va transformer le jeune étudiant que j’étais : avec ma promotion, nous allions devenir à la fois des pilotes, des ingénieurs aéronautiques, et de futurs chefs aériens. Sciences dures et sciences humaines, sports terrestres et aériens, apprentissage du combattant et du commandement, la formation d’une école d’officiers est multi-domaines, même s’il faut bien avouer que les amphis sont nettement moins sympas que les activités extérieures et encore bien moins grisants que les premières découvertes (et sélections d’ailleurs) du vol !

Sans le savoir, à partir de cette intégration à Salon-de-Provence, j’entrais, comme mes camarades de promotion, dans un cursus continu de quinze de formation, examens, tests et qualifications professionnelles et promotionnelles. La dernière étape de cette période sera l’année « scolaire » 2001-2002, celle de l’Ecole de guerre. 2001, l’année du 11 septembre… une date qui ne s’oublie pas : avec onze officiers américains parmi la promotion, c’est peu dire que cette année fut un marqueur international ! Au-delà de cet événement majeur, l’Ecole de Guerre (clin d’œil à mon groupe B6) sera surtout la découverte de l’interarmées (gendarmerie et DGA incluses), de la perception des problèmes de chaque couleur d’uniforme, des échanges et de quelques expériences de terrain dans les autres armées. Une occasion de se faire ou de retrouver des amis dont certains croiseront à nouveau mon parcours pendant les vingt ans qui suivront.

Pour en finir avec les périodes de formation, plus tard, en 2014-2015, interviendra une ultime session, celle de l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale), où je serai auditeur de la 51ème session nationale « Armement et Economie de Défense », en parallèle d’un poste à l’EMA/Plans : ce sera là une ultime occasion, comme on le dit souvent, de « se faire les derniers amis d’enfance », notamment dans « l’incomparable » comité 6 !

Quelle a été votre évolution de carrière de 1991 à 2019 ?

Comme tous les jeunes pilotes de chasse, je ne me suis pas ennuyé, vous allez le constater (sourire).

Le 16 janvier 1991, 1er jour de la guerre du Golfe, dite Opération Tempête du Désert, était celui de la remise de mon brevet de pilote de chasse à Tours.

Remise du brevet de pilote de chasse à Jérôme Rabier le 16 janvier 1991 à Tours (Alphajet) © Jérôme Rabier

Cela fut vraiment une nouvelle façon d’appréhender un début de guerre que de voir sur CNN les journalistes commenter celui-ci depuis « l’intérieur », à savoir depuis un hôtel à Bagdad. Trop jeune pour y participer, il me faudra en effet encore patienter deux ans et demi avant que je puisse prétendre être pilote opérationnel. Après Tours, puis quatre mois à Cazaux, je suis affecté sur Mirage IIIE à Nancy (BA133 – Meurthe-et-Moselle). Avion mythique mais déjà très ancien, il ne risquait pas de partir pour le Golfe car il était un peu limité pour les conflits du moment. Tout juste allions-nous à l’époque au Maroc, et encore escortés par des Mirage F1, car le Mirage IIIE n’avait pas de radio UHF pour traverser l’Espagne ! C’était surtout un avion un peu compliqué à piloter, notamment car il atterrissait bien plus vite que les autres, au point qu’on disait que « la mission commence au break ». Contrairement aux autres avions de chasse (Jaguar, Mirage F1, Mirage 2000), se poser avec un parachute frein était systématique sur Mirage III, et s’en passer était un vrai exercice.

Mirage IIIE en 1992 – Base Nancy Escadrille bleue © Jérôme Radier

Au printemps 1993, quand j’obtiens la qualification de pilote opérationnel, je vais être fortuitement le dernier pilote Mirage IIIE de l’armée de l’Air qualifié avec le missile anti-radar AS.37 Martel, avant le retrait de service de ce système d’armes. Ces premières années de chasseur en escadron de chasse, en l’occurrence le valeureux 03.003 « Ardennes », très connu pour sa mascotte « Aldo », phacochère puis sanglier, m’ont laissé des souvenirs impérissables à la fois de vols sur un avion monoplace exigeant et de fortes relations professionnelles. Un excellent « fighting spirit » irriguait cet escadron, avec un esprit de cohésion qui imprimera ensuite le format élargi à 50 officiers pour 20 chasseurs biplaces.

Mai 1994, qualifié sous-chef de patrouille sur monoplace, je change alors de « destrier » pour découvrir alors le Mirage 2000 biplace d’attaque au sol et le travail en équipage avec un navigateur officier système d’armes (NOSA). Le rythme trop lent des livraisons des Mirage 2000D m’imposa alors un changement temporaire d’escadron, afin d’obtenir la qualification de chef de patrouille sans perdre de temps, en juin 1995, sur un M2000N en version conventionnelle.

EC 03.003 « Ardennes » au retrait du Mirage IIIE – printemps 1994 © Jérôme Rabier

Le même été, je bascule donc sur Mirage 2000 D en retrouvant mon escadron et là tout va très vite : dès le mois d’août, on se retrouve en ambiance OPEX (OPérations EXtérieures) avec les premiers départs en Italie (Cervia) pour intervenir en Bosnie. Aldo, -pas le sanglier…- était alors le commandant d’escadron, Mickey le second, etc. Mais avec un équipage de l’autre escadron abattu le 30 août et emprisonné par les serbes de Bosnie, les tirs aériens français furent très limités afin de ne pas provoquer les ravisseurs jusqu’à leur libération quelques jours avant Noël. Une histoire marquante par plusieurs aspects, d’abord parce que très peu banale, ensuite parce qu’elle concernait deux amis, dont l’un plus particulièrement, connu à la Flèche, camarade de promotion de Salon et pilote de la base aérienne de Nancy. De quoi rester liés, non ?

Six mois plus tard, à compter de l’été 1996 et jusqu’à fin 1998, changement de rythme surprenant : arrive une période de grand calme, presque improbable, sans aucune OPEX pour le Mirage 2000D, pourtant le dernier fleuron des chasseurs en service. Je venais d’être nommé commandant d’escadrille, un premier commandement qui sera donc vécu dans une période de consolidation des compétences, à base d’exercices interalliés (Red Flag 96 et 98 TLP), de formations internes et partagées (stages divers, campagnes de tir, etc.), et de quelques échanges avec les F15E US stationnés en Angleterre. De quoi peaufiner mes connaissances théoriques et pratiques pour être au top de mes capacités professionnelles. Mais arrive alors le moment d’effectuer un premier poste hors des escadrons, en état-major… C’était certes la règle pour les officiers issus de Salon, mais cela crée le regret de ne pas pouvoir exploiter les capacités acquises. C’est la première fois que je sors de mon « cocon », celui d’une formation exigeante, parfois risquée, souvent plaisante, toujours passionnée. Sur le moment, je ne comprends pas l’utilité réelle… Cela viendra plus tard.

En août 1998, je quitte ainsi l’escadron qui m’a « fait grandir » pour un poste au Centre d’Expertises Aériennes Militaires (CEAM) de Mont-de-Marsan (BA118 – Landes). Intégré dans l’équipe de marque du M2000D, jusqu’à être l’officier de marque en titre en troisième année, je vais débuter une série de postes de la filière Plans-Programmes d’armement, ce qui restera un de mes marqueurs pros de ma carrière. Cette période est d’abord celle des frappes aériennes au Kosovo, de mars à juin 1999, qui nécessite des expérimentations pour élargir la panoplie de bombes à tirer par le M2000D (toujours pas de Rafale à l’horizon à l’époque…): un travail de back-office très opérationnel pour fournir aux copains en première ligne des méthodes de tir efficaces. A l’issue de cette nouvelle crise en ex-Yougoslavie, revient normalement au centre de la table le suivi de développement du nouveau standard M2000D. Comme toujours, c’est la quête du Graal, j’entends par là le fameux triptyque optimisé « coûts – performances – délais », comme objectif commun pour les armées, la DGA et les industriels, mais où chaque partie défend ses priorités. J’y apprends à maîtriser les rouages d’une nécessaire coopération entre ces trois acteurs. Ne pas se leurrer, elle est aussi doublée d’un combat de chaque instant pour obtenir in fine une mise en service opérationnelle crédible, comme c’est le cas pour toute capacité militaire nouvelle. Je résume cela très vite, trop vite probablement, mais les acteurs de la filière auront compris (ceux de l’IM [1] 1514 au XXème siècle comme ceux de l’IMOA [2] actuelle…).

Avec du recul sur ma première partie de carrière, je le disais au début, de 1984 à 2000, chaque année successive fut celle d’une échéance professionnelle ou promotionnelle. Pour être à la hauteur de cette vocation, il faut donc vite acquérir endurance et résilience, afin de réussir chaque étape, et elles sont nombreuses, tout en gardant du souffle pour la suite : gérer son énergie sans chercher à voir le bout du chemin, développer son adaptabilité, et continuer sans rien lâcher ; une vraie « course de saut d’obstacles longue durée » avec peu de temps pour souffler ; un parcours très spécial, pour mériter d’exercer un métier-passion qui n’est pas un « sport de masse », loin s’en faut. J’y ai appris très vite à tester mes limites, ainsi qu’à ne jamais refuser un obstacle qui se présente, donc à « faire face » et y aller (comme le dit la devise de l’Ecole de l’air). Je garde par exemple en tête cette nuit à Dakar très peu reposante (merci « Big » d’avoir ronflé non-stop !) juste avant un convoyage Atlantique vers Recife : quand le réveil sonne à 6h, le leader des quatre chasseurs que j’étais ne faisait pas le malin ; mais inutile de se défiler, il fallait y aller, trouver en soi les ressources pour honorer la mission avec les ravitaillements en vol prévus, dont celui qu’il ne faut pas rater faute de terrain de déroutement accessible. Une fois posés sans casse au Brésil, reste juste pour soi la fierté d’avoir franchi l’obstacle : cela cultive l’humilité et la confiance en soi, d’autant que d’autres épreuves surviendront, en entraînement comme en opération. Mais a posteriori, au-delà des émotions, des doutes, du stress, ça reste vraiment top : quelles ressources ne trouve-t-on pas dans cette formation de pilote de chasse pour maîtriser chaque nouvelle situation ? Merci à tous mes instructeurs aériens (sauf certains..) ! Et donnez-moi 30 ans de moins, que j’y retourne !

En 2002, à l’issue de l’année à l’Ecole de guerre, je suis désigné par l’armée de l’Air pour commander un escadron de chasse : ce sera le très original EC 03.004 « Limousin », stationné à Istres (BA125, Bouches-du-Rhône). Escadron des Forces Aériennes Stratégiques, tenu d’être reconnu dans l’entraînement à la dissuasion nucléaire aéroportée, sa mission principale, comme les deux unités homologues (de Luxeuil à l’époque) ; escadron également très porté sur les techniques d’assaut conventionnel jour/nuit, d’appui aérien rapproché, et de travail air-surface avec les bâtiments de la Marine, proximité de la zone commune oblige (de son petit nom la D54, en mer) ; escadron de « mâles alpha », toujours le couteau entre les dents, plein d’énergie, en vol pour la bonne cause, comme au sol, pas toujours pour les mêmes raisons ; escadron du sud enfin, où chaleur et luminosité jouent un rôle clé dans le choix des différentes lunettes de soleil arborées crânement comme dans le choix de certaines tenues ou attitudes. En bref, un évident « fighting spirit » aussi, favorable à bien des succès mais capable d’autres « exploits », plus ou moins drôles ou risqués ; une unité à tenir « rênes courtes » et en pleine synergie entre chef et second, afin de limiter les mauvaises surprises.

A ce poste, ce qui est fabuleux, c’est la subsidiarité qui perdure, car j’ai la main tout le temps. Le rôle du chef est de commander, mais aussi de mettre l’ambiance, de garantir la cohésion dans l’action et d’optimiser les compétences de chacun. Rien de simple sur le moment, il y a eu des épreuves à surmonter, mais finalement de bons souvenirs pour tout le monde, et une satisfaction de management/commandement. L’empreinte de la dissuasion nucléaire est forte, permanente, et possède sa propre logique, différente des escadrons purement conventionnels : un domaine où par essence « la confiance n’exclut pas le contrôle », une chaîne de commandement extrêmement courte, l’obligation de réussir chaque exercice imposé, une recherche constante du « zéro défaut de procédure », une responsabilité de taille pour le commandant d’unité, avec ses X équipages, Y avions et Z armes nucléaires. De façon pessimiste, on pourrait dire « tout à perdre, rien à gagner », je préférais l’expression plus optimiste (qui n’est pas de moi) : « viser l’excellence et réussir imparfaitement vaut mieux que de viser la médiocrité et de réussir parfaitement ». Une autre école de vie opérationnelle qui a un intérêt paradoxal majeur, celui de persuader suffisamment un adversaire de notre savoir-faire offensif pour qu’il n’ait pas envie de le déclencher…

A la tête d’un tel escadron, après une rapide année de second pour acquérir les compétences spécifiques à la mission de dissuasion, j’ai accédé à d’autres niveaux de discussion liés au nucléaire. C’était vraiment instructif pour la fine connaissance de la panoplie complète de nos capacités. Et ce qui ne gâche rien, il y eut aussi sur ces trois ans un bon nombre de déplacements et d’exercices ops, à vocation nucléaire tant que conventionnelle : Marathon Djibouti, Marathon Maroc, Maple Flag Canada, campagnes de tir air-sol, échanges avec les forces spéciales, etc… Deux événements majeurs successifs, sur lesquels je ne m’étendrai pas, ont aussi alourdi la charge, faisant du souvenir global de cette période une case mémorielle très dense, avec beaucoup de bonnes choses bien sûr et la satisfaction finale d’en être sorti « par le haut », si je puis dire un peu sur le mode « tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort ».

[1] Instruction Ministérielle [2] Instruction Ministérielle sur les Opérations d’Armement

Prise de commandement EC 03.004 « Limousin » – juillet 2003 © Jérôme Rabier – Service photo BA125 Astres
Le M2000D – livrée spéciale 60ème anniversaire 2003 © Jérôme Rabier – Service photo BA133 Nancy
EC 03.004 « Limousin » rassemblé – Mirage 2000N – printemps 2005 © Jérôme Rabier – Service photo BA125 Istres

En 2005, suite à mon volontariat, j’ai la chance d’être placé en service détaché chez Dassault Aviation pour une année. C’est la découverte d’un fleuron de l’industrie de défense française par l’intérieur, au sein d’une filière initiée en 1996 pour un seul officier supérieur. L’objectif était de côtoyer au quotidien les ingénieurs réfléchissant aux systèmes d’armes futurs pour les ramener à la réalité opérationnelle dans leur démarche de conception, et ceci en interne comme lors de travaux inter-industriels. Ils étaient à la fois ravis et très attentifs au retour d’expérience opérationnelle comme au jugement porté sur leurs propositions. Cela me plaçait en position de double loyauté envers cette société (direction de la prospective) et toujours envers l’armée de l’air (Bureau Plans de l’état-major), ou plus largement l’institution militaire : un exercice intellectuel pas forcément compliqué mais sensible par les informations à partager ou pas. Il fallait à mon petit niveau contribuer à cette recherche d’équilibre voire de convergence des intérêts sans défavoriser une partie. Ce fut très formateur et très utile pour la suite.

En 2006, grâce à ce court détachement dans l’industrie, je parviens à être à nouveau affecté au CEAM de Mont-de-Marsan (Landes), en tant que directeur adjoint des expérimentations. Une prévision de séjour de quatre ans (deux ans d’adjoint, 2 ans de directeur en titre) qui ravit la famille, désireuse de retrouver la sérénité et les amis du sud-ouest suite au premier séjour. Pour moi, retrouver le matériel militaire aérien le plus perfectionné du moment à expérimenter, c’est juste ce que j’appelle « le meilleur job de colonel de l’armée de l’air ». Un job où l’on se sent vraiment utile, avec une mini armée de l’air modernisée à valider, et avec le pouvoir de dire « non » à l’industrie, à la Direction générale de l’armement (DGA) voire à l’état-major si les résultats d’expérimentation ne sont pas à la hauteur, pour le bien de l’efficacité opérationnelle évidemment.

Cette période va être très faste en travaux à forte plus-value, notamment en lien avec les OPEX et la valorisation du Rafale qui attend toujours son premier client export : on les nomme « Urgent Ops », ils prennent la priorité dans les calendriers des XP et les finances à débloquer pour satisfaire des besoins opérationnels urgents : nouvelles munitions air-sol, nouvelles conduites de tir, déploiement de drone Harfang, liaisons de données air-sol pour l’appui-feu, modules de communication, etc.

En parallèle, se poursuivent les validations opérationnelles d’autres capacités : SAMP-T (système sol-air moyenne portée terrestre, ASMP-A (missile air-sol moyenne portée amélioré) et de nombreux autres petits matériels qui créent souvent la cohérence finale entre les capacités principales, ce qu’on peut appeler « le ciment entre les briques ». Tous ces équipements subissent en général une phase d’essais menés par la DGA, afin de vérifier la conformité de production et l’usage en toute sécurité, puis une phase d’expérimentation afin de juger l’aptitude opérationnelle réelle en les éprouvant dans divers scenarii réalistes. Tout ceci permet d’aboutir à la mise en service opérationnelle de l’équipement. Il faut aussi que doctrine d’emploi, soutien technique, formation, entrainement et organisation aillent de pair pour faire d’un équipement, d’un matériel, d’un système une vraie capacité militaire, crédible et durable.

4 ans de DirXP au CEAM 2006-2010 © Jérôme Rabier

Arrive ensuite le temps du commandement d’une base aérienne, le point d’orgue pour valider des aptitudes de chef militaire. Parmi ceux qui méritent un tel poste, il y a ceux qui relèvent le défi, et certains qui évitent les risques de l’épreuve pour préserver leur carrière : les points de vue postérieurs sur divers sujets en seront affectés, la dimension humaine du commandement ne se rattrapant pas en état-major. En septembre 2010, je suis donc désigné pour diriger la Base aérienne 942 de Lyon-Mont Verdun. Une base aérienne atypique, installée à 600m d’altitude au nord de Lyon et dont la capacité de combat n’est pas une piste d’aviation et des escadrons, mais des centres de synthèse et de commandement à caractère unique, hébergés pour bon nombre dans un ouvrage enterré de 18000 m2 creusé dans la roche. Une vraie singularité, en pleine valorisation d’ailleurs.

J.Rabier – discours de la soirée de prise de commandement de la BA942 de Lyon-Mont Verdun en septembre 2010 © Jérôme Rabier – Service photo BA942 LMV

Aucune transition, une petite formation, une belle cérémonie et « hop dans le bain » selon la classique méthode du « saut dans l’eau » qu’affectionnent les armées et trois mois pour tout comprendre. Au-delà de la pointe d’ironie, s’ouvre alors une vraie période de plénitude de commandement, où tout ou presque, en action ou en info, me remonte pour décision, synthèse ou approbation : il y a du fonctionnement courant (fournir eau, gaz, électricité, gîte, couvert, et sécurité pour tout le monde), ce qui me fait dire que je suis un peu « l’aubergiste en chef », de la prévision de travaux lourds à la gestion des RH, sans oublier d’animer les relations publiques et les missions de rayonnement, afin de représenter l’armée de l’air à « 100 km à la ronde ». Au-delà de se sentir un peu « le roi du pétrole », c’est l’occasion concrète de voir les résultats de son action sur les gens : améliorer les conditions de vie et de travail, la cohésion d’action, ou simplement l’ambiance ; sans oublier qu’il s’agit d’améliorer la performance globale du « combattant », faire du bien autour de soi est toujours satisfaisant.

Dimension supplémentaire de mon commandement : à l’instar de mes deux prédécesseurs, je suis aussi nommé chef de projet « Lyon Air 2010 » – devenu « Lyon Air 2015 » – : c’est une fonction d’état-major, formalisée par un mandat, et délocalisée de Paris. Elle va se révéler passionnante et me donner d’autres aptitudes pour la suite. Le projet est d’accueillir, sur le site montagneux et souterrain de cette base, le regroupement de toutes les fonctions de défense aérienne du territoire et d’organisation des opérations aériennes françaises à l’étranger. Evidemment le défi est de mener le projet sans rupture des capacités existantes, selon l’expression empruntée au commerce « pendant les travaux, la vente continue ». Avec une équipe dédiée de deux officiers spécialistes des communications, et devenus de fait aussi performants en infrastructures, s’opére donc la suite du regroupement déjà entamé : cette base va accueillir in fine dix centres unique à vocation nationale, et internationale pour l’un d’eux, avec de sacrés cohabitations étanches à gérer : transmissions nucléaires, flots d’élèves français et étrangers, zones classifiées, salles d’opérations, etc., bref de quoi devenir des pros de la gestion des interfaces de sécurité.

Je retiens plusieurs choses de ces trois années de commandant de base : d’abord, l’impérieuse nécessité d’être intègre, transparent, cohérent et exemplaire ; c’est plus facile pour se préserver d’un « retour de bâton » impromptu ; ensuite, comme dans toutes les communautés humaines je crois, la règle des 80-20 persiste : 20% des sujets vous occupe 80% du temps ; enfin, fierté personnelle, avoir réussi à tenir la base, gérer le projet dédié mais aussi avoir créé ex-nihilo une réserve citoyenne Air locale. Chaque année depuis, des citoyens sont sélectionnés pour 3 ans reconductibles, afin de rayonner dans des milieux pros auxquels ils sont habitués. Dix ans après, bien animée et entretenue par mes successeurs, la réserve citoyenne Air de Lyon est la plus dynamique et la plus étoffée de province : merci à tous les Lyonnais qui y ont apporté leur pierre !

En 2013, « grandeur et servitudes », il faut regagner un état-major et Paris me tend les bras, ce que j’avais repoussé jusque-là. Quitte à y aller, j’insiste pour être affecté à l’Etat-major des armées (EMA), à la prestigieuse division CoCa (Cohérence Capacitaire), en tant officier cohérence opérationnelle (OCO) « Engagement-Combat Air » : avenir de l’aviation de chasse, armements associés, drones de combat ou pas, préludes du SCAF (système de combat aérien futur). Ce sera un vrai poste de combat intellectuel, où il faut faire valoir ses idées, animer un réseau de correspondants mais aussi … produire des fiches pour la hiérarchie ! Un sujet motivant, mais un statut basique d’officier – rédacteur dans la « chaine alimentaire », loin de l’ex-prestige du petit notable de province : plus d’équipe projet, pas de secrétaire, bref une période de « Base blues » comme la vivent tous les commandants de base sortants. A CoCa, le collège des OCO est le lieu de quelques affrontements historiques, où les 12 colonels garants de toutes les capacités militaires doivent nécessairement aboutir au compromis (financier) valorisant au mieux la panoplie interarmées. Une période qui donne de la profondeur à la réflexion, surtout quand on est bien encadré par des chefs motivants, réactifs et intègres. Un peu de stress à l’occasion, mais à relativiser (puisqu’on reste au sol et que personne ne nous tire dessus…).

En 2016, après trois ans de loyaux services pour l’avenir de l’aviation de chasse, je suis réaffecté à la Base aérienne 125 Istres-Le-Tubé, à un poste improbable, dépendant toujours de l’Etat-major des armées : à la tête de douze personnes des armées et de la DGA pour animer la coordination des moyens et des méthodes dans le cadre des essais et des expérimentations aéronautiques (E-XP). Il s’agit d’éviter de créer le cadre d’un accident dans ces phases, en s’assurant des méthodes employées par les experts (organisation des campagnes d’essais complexes, plans communs E-XP armées-DGA, gestion des risques, gestion des aéronefs et autres moyens alloués aux E-XP). Bref, du concret, loin des chefs parisiens, mais peu de pouvoirs pour agir, à part celui de la persuasion orale et de la « diplomatie incitative » : les résultats sont là néanmoins, en creux parce qu’aucun accident ne surviendra à nouveau depuis la création en 2012 de ce petit « commando d’état-major », et de manière plus visible dans l’aboutissement de certaines campagnes organisées avec l’aide de cette petite unité appelée SEEAD (Service des Essais et des Expérimentations Aéronautiques de la Défense), pratiquement autonome et très agréable à diriger. Point de fierté, une très efficace contribution à la campagne d’essais du PACDG en sortie d’arrêt technique majeur au mois de septembre 2018 : une excellente expérience aux résultats bien plus satisfaisants qu’imaginés au début, et surtout avec une maîtrise des risques très bien assurée, ce qui était une des choses les plus attendues de ce retour à la mer.

Et voilà l’année 2019 qui sonne le glas de la dernière affectation, suite à un dialogue entamé avec la DRH de mon armée pour un poste permettant de partir avant 55 ans afin de réaliser d’autres choses dans le secteur privé ou plus largement civil. Le résultat en fut le BEA-É, avec une excellente préparation par mon prédécesseur, et pour une durée de deux ans, certes un peu courte mais porteuse d’autres rebonds.

Vous intégrez le 1er septembre 2019, le poste de directeur du BEA-É. Racontez-nous …

Nous arrivons effectivement au poste que j’occupe aujourd’hui.
J’espère seulement ne pas avoir perdu vos lecteurs en cours de route (rire).

Voici d’abord les caractéristiques formelles attribuées à cette entité :

Le Bureau enquêtes accidents pour la sécurité de l’aéronautique d’Etat est un service à compétence nationale. Il est chargé de conduire en toute indépendance les enquêtes de sécurité relatives aux accidents et incidents aériens impliquant les aéronefs de l’Etat. Son champ d’action est interministériel et s’applique aux flottes du ministère des armées (aéronefs exploités par la DGA et par les trois armées), du ministère de l’Intérieur (moyens aériens de la gendarmerie nationale et de la sécurité civile) et du ministère du budget (aéronefs de la douane).

Il s’inscrit dans une dynamique permanente de prévention en matière de sécurité aérienne, sans détermination de fautes ou de responsabilités.

Les enquêtes conduites font l’objet d’un rapport ayant vocation à être rendu public, dans le respect toutefois des prérogatives de l’aéronautique d’Etat. L’objectif de ce rapport consiste à identifier les causes d’un événement et à formuler des recommandations de sécurité pour prévenir tout nouvel événement similaire.

Le BEA-É s’appelait BEAD-air jusqu’aux termes du décret n°2018-346 (9 mai 2018). Le changement de nom fut dicté par la recherche d’une meilleure visibilité, en parallèle du BEA de l’aviation civile et commerciale, en lien avec un périmètre d’intervention qui était déjà complet.

Le poste de directeur du BEA-É est un poste autonome, non rattaché fonctionnellement à un des cabinets ministériels, à la tête d’un organisme qui a néanmoins vocation à préserver les institutions en garantissant le déroulement d’une enquête indépendante dont les conclusions et recommandations ne seront pas occultées. Il s’avère être extrêmement varié par la nature des contacts qu’il induit : je côtoie tout d’abord les représentants des sept autorités d’emploi aéronautiques de l’Etat, les organismes transverses qui traitent également avec ces sept entités, les partenaires du Bureau avec lesquels nous avons des protocoles en vigueur ou à réactualiser, en particulier ceux qui contribuent aux investigations du Bureau lors de chaque déclenchement d’une enquête de sécurité, et enfin le personnel de Justice, procureurs et enquêteurs des sections de recherche spécialisées de la gendarmerie nationale, juges d’instruction, magistrats détachés au sein du ministère des armées, et parfois jusqu’à certains experts techniques de la Direction générale de l’armement (DGA Saclay, DGA Toulouse, DGA Istres…). S’y ajoute un volet industriel avec les directions de sécurité des vols des constructeurs Dassault, Airbus ou Airbus Hélicoptères, d’autres sociétés contributrices des enquêtes, voire des entreprises porteuses d’innovation de sécurité aérienne, et enfin un volet international plus occasionnel avec les instances européennes ou américaines de sécurité (EASA, FAA, NTSB, etc.), les bureaux homologues des pays frontaliers, ou des pays souhaitant une assistance d’enquête pour des aéronefs militaires par exemple.

Le BEA-É s’inspire très fortement de l’annexe 13 OACI de la convention de Chicago de 1944 ayant conduit à la création dans chaque pays signataire d’un bureau indépendant pour toutes les enquêtes aéronautiques civiles. En France il s’agit du très connu BEA (Bureau d’Enquêtes et d’Analyses pour la sécurité de l’aviation civile). Ainsi, la décision de déclencher une enquête incombe exclusivement au Directeur, sous réserve que l’information d’un événement nous parvienne dans les délais requis par les textes d’encadrement, ce qui n’est pas toujours le cas.

Ensuite, le processus interne d’élaboration des rapports d’enquête de sécurité a été rôdé pour permettre d’en étaler les différentes étapes sur douze mois, délai indicatif mais incontournable dans le cas de victimes mortelles. En effet, avec des familles de victimes, le BEA-É a choisi depuis dix ans de prendre contact avec elles avant la date anniversaire de la perte de leurs proches pour leur présenter le résultat des investigations, les causes établies et les recommandations qui vont en découler. C’est un volet « communication externe » très sensible, qui est assumé par le Directeur, lequel est de fait le seul autorisé à communiquer sur un rapport d’enquête avant sa publication. Démarche d’empathie sensible en effet car il s’agit de rencontrer des proches de victimes qui sont souvent dans l’expectative, le doute, la colère, l’angoisse, voire un mélange de ces sentiments assez négatifs. Les présentations commencent donc très souvent dans une ambiance tendue mais qui s’allège peu à peu au fil des explications, qu’il faut vulgariser au maximum sans jouer à l’expert technique bien sûr. Ces deux ans ont été très fournis en rencontre de ce type, car les différentes enquêtes avec victimes mortelles m’ont amené à organiser jusqu’à douze journées de restitution aux familles, certaines parfois liées au même accident. Ces présentations contribuent grandement à la démarche de deuil des familles, car sans elles l’expectative demeure soit jusqu’à une présentation un peu identique par la Justice, qui arrive souvent plus tard, soit jusqu’à la publication du rapport d’enquête, ce qui n’est pas forcément la meilleure façon d’informer à froid sans autre explication. Une précision : on fait bien sûr la présentation aux familles de victimes même s’il n’y a pas de dossier judiciaire en parallèle.

Retour sur ce délai de douze mois : s’il semble long, il est en fait souvent très court pour recueillir à temps tous les rapports d’investigations partielles, parfois très techniques (boites « noires », fluides, structures aéronefs, moteurs, et/ou éventuelles analyses complémentaires de Facteur Humain), procéder à la rédaction complète et entamer des relectures croisées qui garantiront la qualité de production des rapports. Et je dirais même que si nos rapports « font autorité » comme le dit l’expression, ils le doivent à cette méthodologie, assurée en interne par le directeur adjoint et le Senior Investigateur, qui organise et cadence l’activité des directeurs d’enquête sur toute la durée de leurs travaux. En effet, ceux-ci ont en général de deux à quatre enquêtes à charge, d’importance inégale et à des stades différents d’avancement. Il est donc indispensable de réguler toute l’activité du Bureau autour des éventuels « goulets de resserrement » que constituent les obligatoires comités de lecture par exemple.

« La responsabilité est le prix de la grandeur » comme disait Winston Churchill. De fait, le directeur du BEA-É, pleinement responsable de ses actes, est un « petit » général de l’armée de l’air qui évolue par son statut dans une cour de grandes autorités. Mais c’est avec plaisir que l’on constate que ce poste est très respecté et écouté : la recherche de mesures de prévention, et non de responsabilités individuelles à pointer du doigt, y est à mon sens pour beaucoup. Seules les recommandations strictement organisationnelles sont parfois plus difficiles à faire accepter, car elles demandent plus de remise en cause des organisations, lesquelles doivent créer des garde-fous structurels avant d’autres mesures plus précises. C’est typiquement le principe édicté par les « plaques de Reason » pour essayer de préserver une activité, aérienne en particulier, de l’arrivée d’un événement redouté.

Jérôme Rabier, Emmanuel Sillon et Adeline Motsch et Miss Konfidentielle au BEA-É à la base aérienne 107 de Villacoublay © Valérie Desforges

Que pouvez-vous nous dire aux sujets de l’évolution de votre poste et des actualités ?

Ce poste est un job à 4 I, comme j’aime à le dire : Indépendant, Incommandable, Intègre, Inamovible.

Je vais me limiter à vous présenter une seule évolution, non pas de mon poste mais de l’environnement aéronautique. Depuis deux ans, mon axe d’effort principal a porté sur la remontée des informations de sécurité aérienne par les acteurs de terrain : celle-ci était insuffisante, malgré les textes la définissant, empêchant de fait d’en tirer des enseignements à partager avec tous les acteurs aéronautiques de l’État. Elle est aussi effectuée par différents canaux, vers les autres organismes transverses que sont la DSAÉ, qui œuvre en prévention au quotidien (circulation aérienne et réglementation, formations, navigabilité des aéronefs, etc.), et l’Autorité Technique DGA, garante des actes techniques bordant la mise en vol des aéronefs selon leurs équipements ou leurs limitations, qu’ils soient d’origine ou additionnels. Tout cela donne une situation hétérogène et sans aucune certitude d’exhaustivité. Un effort collectif d’harmonisation, de sensibilisation et de rationalisation des moyens est donc entrepris pour améliorer cette remontée d’information. L’idée finale est même de pouvoir à terme identifier les « signaux faibles » pour les expliciter auprès des acteurs de terrain, et améliorer ainsi leurs perceptions des situations à risque. Et cela concerne tous nos « combattants de première ligne », qu’ils soient aviateurs interarmées en OPEX, pompiers du ciel, intervenants de secours et sauvetage, douaniers, ou simplement en entrainement ou instruction en métropole. Mais cela implique aussi de créer pour tous un vrai environnement de « culture juste » où « remontée d’information » ne rime pas avec « crainte de la sanction », ceci restant encore à harmoniser entre autorités d’emploi.

Cette « œuvre commune » (terme emprunté à un autre contexte) est en cours, comme d’autres groupes de travail qui vont aussi contribuer à la sécurité aéronautique d’État (partages sur la gestion du risque aérien, bases de données communes, etc.). Gageons qu’elle produira du fruit assez vite, afin d’illustrer la maxime suivante : « la vie est trop courte pour faire toutes les erreurs possibles, alors profitons au mieux de celles des autres ».

Concernant l’actualité, voilà ce que je peux en dire. Après avoir terminé l’année 2019 sur un total de 17 enquêtes et celle de 2020 avec un nombre similaire, je constate que l’année 2021 est une année différente, avec 15 événements déclenchant des enquêtes au premier semestre. Coup de chance, beaucoup de presqu’accidents et aucune victime mortelle, juste un blessé léger, dans un ensemble de situations dont beaucoup auraient pu conduire à des victimes graves ou mortelles. J’ai considéré cela comme un signal faible qui dit que nous devons faire attention. De fait, j’ai alerté tous les opérateurs pour qu’ils sensibilisent leurs équipages, surtout en OPEX. Cette démarche du BEA-É est faite dans l’intérêt collectif, non pour dramatiser la situation mais pour essayer de ne pas l’aggraver. Il faut se rappeler constamment que « Voler est sûr tant que l’on se rappelle que c’est dangereux », et c’est d’autant plus vrai pour les missions d’Etat, où le cœur du vol comporte toujours un risque, dès lors qu’on ne fait pas juste une liaison de A vers B.

La passation de témoin au sein du BEA-É est terminée, et je vais poursuivre mes activités hors de l’institution militaire, sous le large statut du consultant individuel. Il y a tellement de choses à faire si on veut. Vous me retrouverez au besoin sur LinkedIn par exemple…

Coin (pièce de défi) du BEA-É – été 2021 © Valérie Desforges

C’est le jour J, nous sommes le 31 août 2021, vous quittez ce soir l’Armée de l’air et de l’espace après 34 ans de carrière. Quel bilan vous vient tout de suite à l‘esprit ?

D’abord, si c’était à refaire, j’y retournerais sans hésiter ! Parce que tout même, quelle sacrée aventure !

Même s’il y a eu d’incontournables moments de stress, ce fut vraiment exaltant.

J’ai vécu des expériences extraordinaires, et je ne regrette rien quant aux efforts fournis pour franchir chaque étape de la carrière de pilote de chasse et de chef militaire.

J’en retiens donc que c’est une valeureuse école de la vie, où l’on découvre ses limites, où l’on apprend à reconnaître les vraies, mais aussi à démasquer les fausses, sur lesquelles on peut rebondir. Si on doute au départ, j’ai appris peu à peu à consolider ma légitimité d’être à chaque instant membre de cette communauté de « happy few », à tout faire pour atteindre ainsi la meilleure crédibilité professionnelle, celle qui permet de se sentir utile dans un objectif collectif, dans une mission, par-dessus les intérêts individuels. Connaître et défendre ses valeurs, ne pas refuser les obstacles et oser aller de l’avant, décider même dans l’incertitude, faire des choix, s’exposer au besoin, en se faisant confiance, puisqu’on a été « élevé » pour cela, et toujours en se disant que si d’autres y sont arrivés, il n’y a aucune raison de ne pas faire pareil, en se préparant bien : j’ai appris à optimiser, à réduire les risques et les erreurs, à faire au mieux, tout le temps ; et à assumer les erreurs aussi, tout de suite, pour capitaliser, ne pas se mentir, et rebondir encore. Evidemment, il y a un capital initial à cultiver, à entretenir, et quelques ressources potentielles à exploiter, donc à aller chercher en soi.

Je reconnais que cela peut aussi être parfois fatigant pour ceux qu’on veut entraîner avec soi, car il faut se mettre à la portée du « maillon faible » pour garder la cohésion de groupe et ne pas le disloquer, ce qui n’est toujours simple.

Tout cela, c’est un peu de philosophie de vie, et je trouve que le message passe souvent bien avec des expressions un peu imagées. Je vais en livrer quelques une de plus, dont je n‘ai pas la paternité, mais que j’ai souvent eu l’occasion de citer :

  • « L’aéronautique n’est pas un sport de masse » : ça se mérite…
  • « Sans munitions à délivrer, l’armée de l’air ne serait qu’un aéroclub de luxe de plus » : ne pas se tromper sur l’objectif de sa vocation, il y un métier de soldat et d’officier à la clé.
  •  « poursuite d’un objectif unique, économie des moyens, sauvegarde du potentiel » issu du Règlement de manœuvre et d’emploi de l’aviation de chasse (janvier 1966) : proportionner le risque au niveau de priorité de la mission, et savoir renoncer si cela diverge.
  • « Il vaut mieux une mauvaise décision que pas de décision du tout » : décider dans l’incertitude sur l’instant vaut mieux que purement subir une situation (opérationnelle)…même s’il faut assumer sa décision jusqu’au bout; et également savoir renoncer si cela diverge.
  • « Votre DRH n’est pas la Providence, loin s’en faut » : il faut s’occuper de son avenir étape après étape.
  • « Le système n’est pas fait que pour les champions du monde » : il faut du team building avec différentes compétences (on dit les « sociostyles » de couleur R, V, J, B dans les entreprises). Cela rejoint un peu le fameux « Seul on avance vite, à plusieurs on avance plus loin ». 
  • « On est toujours le c… de quelqu’un, surtout quand on commande » : commander, manager, sont des situations où l’on n’est pas là « pour se faire des potes » et où on ne peut pas faire l’unanimité ; et d’ailleurs ce n’est pas l’objectif, c’est clair : l’intérêt collectif fait rarement l’unanimité des intérêts individuels.
  • « La confiance n’exclut pas le contrôle » : la subsidiarité n’exonère pas de la responsabilité, c’est bien connu.
  • « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de la volonté » : avoir la meilleure conscience de situation possible pour agir au mieux
  • « On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré » : merci à A. Einstein pour cette formulation du fameux « Think out of the box »
  • Enfin, dans les actions du quotidien, dans l’urgence parfois, il faut bien se dire « Tout ce que l’on fait à la dernière minute ne dure qu’une minute ». Mais ça ne marche pas pour un groupe !

Je terminerai par ce souhait pour notre futur, en faisant référence au dernier livre de Dan Brown « Origine ». Le personnage scientifique Edmond Kirsch dit, et je le dis avec lui : « Puisse notre esprit éclairer notre technologie. Notre compassion être plus forte que nos pouvoirs. Et l’amour, et non la peur, être le moteur du changement ».

Vous connaissez la question que Miss Konfidentielle aime bien poser en fin d’interview..

En effet, c’est la question relative aux loisirs et passions non professionnelles.

Compte-tenu du temps consacré au métier, de pilote de chasse d’abord puis de responsable militaire, je me suis surtout concentré sur la famille, en évitant les loisirs individuels non bordés en temps ; donc pour les sports, c’est plutôt tennis, VTT, ski, randonnée… Un de mes lieux de prédilection est la Vallée de Méribel.

Sinon, je suis fan de BD, j’en ai environ 800 (sourire), ce qui occupe une place certaine, j’en conviens. Une bonne partie est consacrée à l’aéronautique, avec la collection Cockpit (histoires de « warbirds ») ou l’uchronie de la série « Wunderwaffen », en sus des grands classiques du genre. Une autre partie est celle des séries à scenario complexe, historiques comme de science-fiction, avec les séries comme « Le Triangle Secret » ou la trilogie « Aldebaran-Betelgeuse-Antarès », toujours en sus des grands classiques (Blake et Mortimer, XIII, etc.). Je n’ai pas encore pris assez de temps pour écumer régulièrement les festivals comme Angoulème.

J’aime également bien les jeux de société (Catane, Carcassonne) comme ceux d’ambiance (baby-foot, fléchettes) : de plus, on apprend beaucoup des gens au travers de ces jeux à partager.

Et puis bien sûr, j’aime pouvoir découvrir et déguster des vins sympas avec des amis, à la maison comme ailleurs ; le vin rouge, en particulier les crus du Médoc ; loin d’être un expert, développer mes connaissances en œnologie me plaît ; cet été, ce fut d’ailleurs davantage vers le blanc (route des vins d’Alsace en vélo, vins de Sancerre et Pouilly-Fumé le long du canal de la Loire) ….

Enfin les voyages d’agrément sont toujours très tentants, au-delà du vécu des déplacements pros (Italie, Afrique BSS, USA-Canada) : en ce moment, la France mérite nos attentions, mais aller un jour découvrir Zanzibar, la Nouvelle-Zélande, l’île de Pâques, ou l’Amérique centrale fait rêver.

Pour terminer ce paragraphe plus personnel, et en ce jour précis de nos 30 ans de mariage, je remercie du fond du cœur mon épouse d’avoir accepté, parfois enduré, cette vie de famille noyautée par l’aviation de chasse, les mutations, mais aussi dix ans de « célibat géographique », frustrant forcément ses envies d’activité professionnelle et de reconnaissance individuelle. Elle a supporté les « aspects ordinaires d’un métier extraordinaire » et ce n’est pas forcément une sinécure ! Je veux aussi souligner à quel point je suis fier de nos quatre enfants. Ils ont chacun choisi leur voie, ils ont leur autonomie de pensée, et cela semble leur convenir ; cela tombe bien, on les a élevés pour qu’ils vivent leurs envies et qu’ils soient heureux dans un monde où cela devient presque un luxe….

Jérôme Rabier à Méribel (Lac de Tueda) été 2021 © Jérôme Rabier

Un grand remerciement pour nos échanges. Au regard de votre tempérament et de votre parcours, le virage sera sans nul doute pleinement réussi ! A bientôt pour la suite.

… Un bonus pour les plus curieux ! 


Note importante

Il est obligatoire d’obtenir l’autorisation écrite de Valérie Desforges avant de reproduire 1/ tout ou partie du contenu de l’interview 2/ des photos publiées dans l’interview – sur un autre support.

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