Allocution du général Stéphane MILLE, CEMAAE, à la 1ère édition de Paris Defence and Strategy Forum (PDSF2024) le 13 mars 2024

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Le général Benoit DURIEUX, directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), président de l’Académie de défense de l’École militaire (ACADEM), ouvrait le mercredi 13 mars 2024 à Paris la 1ère édition de Paris Defence and Strategy Forum (PDSF2024), sur le thème de L’Europe à la croisée des chemins.

📍 “Jamais nous n’avons été, jamais depuis quarante ans l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l’heure actuelle” (disait Jean Jaurès en 1914).
📍 “L’Union européenne est là, si bien installée que nous oublions trop souvent le miracle qu’elle représente […] Militaires, industriels, chercheurs ou politiques, nous sommes tous responsables. L’histoire de demain nous appartient.”
📍 “Nos décisions doivent se nourrir de nos réflexions et de nos débats […] Nous tous, membres des grandes démocraties, nous arrivons à un moment de décision” qui “va être déterminant”.
📍 Ukraine, Proche Orient, Sahel, Indopacifique… Quel regard poser sur un monde en crise ? Quelles stratégies mettre en œuvre ? “L’Europe a quelque chose à dire” avec son “histoire d’alternance de paix et de guerre”.
📍 “Durant ces deux jours nous devrons aborder tous ces sujets, sans tabous et dans la culture du débat […] Depuis longtemps nous avons appris que la stratégie consiste d’abord à s’inscrire dans la dialectique avec l’Autre.”

Aujourd’hui, le Centre d’études stratégiques aéronautiques et spatiales (CESA) a le plaisir de nous adresser le discours prononcé par le général Stéphane MILLE, chef d’état-major de l’Armée de l’air et de l’espace (CEMAAE) le 13 mars au #PDSF2024. 

Bonjour à toutes et à tous,

Pour ma prise de parole ce matin, j’ai pris le parti que vous étiez familiers avec l’état du monde actuel et les menaces qui s’y développent tels que le CEMA dans son introduction il y a quelques instants.

En fait, on constate un retour au réalisme des relations internationales, avec deux principes qui sous-tendent le fonctionnement entre les Nations :

  • Le premier : « le droit est l’intermède des forces », selon les mots de Paul Valéry ;
  • Le second est qu’un Etat n’a pas d’amis, il n’a que des intérêts.

Dans ce contexte, on est en droit de s’interroger sur la place des alliances et notamment celle de l’Europe, et c’est tout l’objet de ces deux journées de réflexions et d’échanges à l’Ecole Militaire.

Je vous propose, dans la première partie de mon intervention, de revenir sur l’apport de la puissance aérienne et spatiale française à la solidarité stratégique européenne, avant de tracer quelques perspectives pour le futur.

Le rôle de l’AAE dans l’Europe de la défense

Comme toujours, il faut bien définir le sens des mots que l’on emploie afin que le raisonnement puisse éclairer la compréhension de tous.

Tout d’abord, qu’est-ce que la puissance aérienne et spatiale ?

Pour y répondre, je partirai de la définition de puissance que donne Raymond Aron dans Paix et guerre entre les nations.

Il écrit : « La puissance sur la scène internationale est la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités ».

Je dirai donc que la puissance aérienne et spatiale est la capacité qui contribue à imposer une volonté politique à l’aide des espaces aérien et extra-atmosphérique.

Ensuite, qu’est-ce que la solidarité stratégique européenne ?

Alors là, c’est un peu plus délicat parce que les termes solidarité et stratégique peuvent de prime abord paraître antinomiques, puisque stratégique rime avec intérêt national.

Cette opposition présumée s’efface pourtant lorsque l’on considère que les destins de l’Europe et de chacune des Nations qui la composent sont intimement liés.

Dès lors, il est légitime de penser que l’on peut être solidaire entre européens alors même que l’on considère l’emploi de la force.

Maintenant, quel est le lien entre les deux ? Eh bien, c’est l’AAE.

Car un de ses rôles est de transformer ses forces, aériennes et spatiales, en puissance au service de notre pays mais aussi de ses Alliances et de ses partenaires.

Très concrètement, que fait l’AAE aujourd’hui pour la solidarité stratégique européenne ?

La liste des activités en la matière est longue, et je ne voudrais pas dresser un catalogue qui serait nécessairement incomplet mais je classerai ses actions en trois catégories :

  • bâtir la confiance mutuelle ;
  • mener une préparation opérationnelle commune ;
  • s’engager ensemble en opération

En terme de relations bilatérales, un élément fondamental est la proximité des CEMAA européens.

Saint-Exupéry écrivait qu’une communauté est « un réseau de liens qui fait devenir ».

La solidarité stratégique européenne repose donc avant tout sur la richesse des liens qu’entretiennent les autorités militaires entre elles, ce qui permet d’être efficace et réactif.

Dans ce domaine, la densité et la régularité des échanges est capital.

Mon agenda témoigne de la force de nos liens avec les capitales européennes.

Par exemple, depuis le début d’année, je me suis rendu en Belgique, en Lituanie, et en Allemagne pour rencontrer mes homologues, et j’ai reçu il y a 10 jours le chef de l’Aeronautica Militare pour une visite officielle au cours de laquelle je lui ai remis la Légion d’Honneur.

Hier soir encore, j’étais en communication téléphonique avec mon homologue britannique.

Il existe aussi des occasions particulières où nous nous rassemblons tous pour échanger sur les problématiques du moment.

C’est le cas de l’EURAC (European Air Chief Conference) qui a lieu une fois par an. En 2023, la France accueillait d’ailleurs pour la première fois de l’histoire l’EURAC à Bordeaux et à MDM.

Cette confiance mutuelle se retrouve également dans la création de structures de commandement communes comme tel l’EATC, European Air Transport Command à Eindhoven. Initié par la France, l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas en 2010, ce commandement multinational rassemble aujourd’hui 7 pays (+ Luxembourg, Italie, Espagne).

Il permet de satisfaire les besoins de transport de chacun des membres tout en développant des synergies sur l’utilisation des flottes mises en commun.

Dans ce cadre, il est fréquent qu’un A400M français décolle des quatre coins du monde pour acheminer du matériel allemand ou néerlandais ; et réciproquement bien sûr.

Aujourd’hui l’EATC gère plus de 150 appareils et réalise en moyenne 50 missions par jour.

La confiance mutuelle se retrouve également jusqu’à l’échelon de mise en œuvre c’est-à-dire au niveau de l’escadron.

C’est le cas de figure de l’escadron de transport binational Franco-Allemand de C130J basé à Evreux.

Le principe retenu est que les personnels soient interchangeables, les matériels également.

Ainsi, l’expertise des Français en manœuvres tactiques et celles des Allemands en organisation s’associent pour tirer le meilleur parti des deux nations et augmenter les capacités de missions opérationnelles de transport tactique de chaque armée et in fine des européens.

Ces quelques exemples concernent le milieu aérien, mais le milieu spatial est tout autant concerné.

Depuis l’origine de l’observation image depuis l’espace, la France entretient des partenariats européens.

C’était le cas pour Elios, c’est le cas pour CSO avec la Fr, GE, BE, IT, Suède et Suisse.

Les satellites de communication Syracuse eux sont de conception franco-belge.

Ces coopérations nous permettent par la force du nombre d’avoir une meilleure couverture, un meilleur temps de latence et une plus grande résilience.

Deuxième catégorie d’activité nécessaire à la solidarité stratégique : la préparation opérationnelle

Là aussi de nombreux exercices bilatéraux ou multinationaux sont organisés chaque année. Ils permettent une meilleure connaissance réciproque, une adaptation des doctrines partagées.

J’étais hier à l’exercice Aster X dont l’édition 2024 met l’accent sur la participation internationale : 15 pays (dont 10 européens) participaient contre 5 l’an passé. Une progression significative et la volonté démontrée non seulement de faire participer les nations partenaires mais aussi de les intégrer pleinement dans la conduite d’une préparation opérationnelle moderne et exigeante.

Quelques autres exemples : VOLFA 24 (FRA, UK, ESP, GRE, ITA et … CAN); ASTER X (FRA, UK, ITA, ALL, AUT, BEL, ESP, POL, PRT, ROU); Real Thaw (PRT, GER, TCH, NDL, UK, SER, SWE, ITA, AUT, CHE, BEL, HUN, GRC) : envoi 1 E3F + 5 M2000D + JTAC; Iniochos en Grèce (GRC, AUT, UK, PRT, BEL, ESP); Sirio en Espagne (envoi de 5M2000-5 + 1E3F); ETAP en France (GER, ESP, POL + EATC); VANGUARD RESCUE au DNK; NTM : cette année en GER.

En parlant préparation opérationnelle commune, je vois également une mission dont vous entendrez parler prochainement et retiendra votre attention par ses ambitions et son ampleur, c’est Pégase.

La mission 2024 se distinguera des éditions précédentes par sa capacité à intégrer différents partenaires européens et par la diversification de ses trajectoires et activités qui lui permettront de développer des partenariats et des coopérations opérationnelles avec un large réseau de pays à travers le monde.

Deux dispositifs réaliseront deux trajectoires différentes avant de se retrouver en Australie pour l’exercice majeur Pitch Black :

– La route ouest (Pacific Skies) qui verra le déploiement coordonné des nations du projet SCAF, Allemagne, Espagne et France, pour un exercice de préparation opérationnel à la très haute intensité en Alaska dans un premier temps.

– La route est (Griffin Strike) qui consiste à la projection de puissance en interallié avec le Royaume-Uni dans le cadre de la composante aérienne de la CJEF jusqu’en Australie.

La finalité c’est bien évidemment l’engagement opérationnel commun : la mission ASPIDES en mer Rouge et sa composante aérienne fait partie intégrante de cette solidarité stratégique européenne.

Il est un autre volet ou la solidarité stratégique européenne s’exerce actuellement c’est bien évidemment le soutien à l’Ukraine.

Le PR a été clair et nous a fixé un objectif : faire en sorte que la Russie ne gagne pas cette guerre.

D’abord, un renforcement de la posture de l’OTAN sur le continent européen a été effectué.

Ceci s’est traduit pour l’armée de l’Air et de l’Espace par des opérations continues depuis février 2022, avec un décollage de nos Rafale moins de 6 h après la demande de l’Alliance de renforcer le flanc Est de l’Europe.

Nous poursuivons depuis, et de manière ininterrompue, les missions de défense aérienne (réassurance), qui prennent aujourd’hui la forme de déploiements de moyens de défense sol air, de moyens de surveillance aérienne et d’avions de chasse sur les plateformes de nos alliés dans la région (AP, eAP, Air Shielding) ou à partir de nos bases aériennes.

Nous avons également un SAMPT en Roumanie et des Mirage 2000-5 à Šiauliai où ils opèrent co-localisés avec les F16 Belges.

Il y a plusieurs semaines, ils ont pu depuis la Lituanie, se redéployer à Satenas où la remise en œuvre d’avions a été assurée par des mécaniciens Suédois.

En soutien plus directe à l’Ukraine, l’AAE a effectué des cessions de SAMPT, de Crotale, de SCALP et d’AASM.

Elle s’investit en parallèle dans les formations de militaires UKR.

La contribution aérienne et spatiale de la France au soutien de l’Ukraine n’est pas isolée et s’additionne aux actions menées au même moment par d’autres pays, le tout manifeste la solidarité stratégique européenne.

Notre communauté ne se résume finalement pas à la somme de nos intérêts, elle est somme de nos dons.

Je m’arrête là pour les exemples pour cette première partie, nous pourrons y revenir dans les questions si vous le souhaitez.

Je voudrais maintenant dresser quelques perspectives d’avenir

Sur le plan militaire, une vraie solidarité stratégique est possible quand on est capable d’opérer ensemble.

La notion d’interopérabilité y est centrale.

Elle est un prérequis pour agir collectivement à l’époque moderne : interopérabilité des processus, interopérabilité des matériels, rapprochement des doctrines….

Beaucoup de travail est effectué depuis des années pour cela mais être lucide c’est voir le monde tel qu’il est, et se rendre à l’évidence que le secteur de l’armement est un secteur où les antagonismes d’intérêts sont nombreux et perdurent.

Malgré tout, il n’y a pas de fatalité.

La fatalité c’est l’excuse des âmes sans volonté !

D’autant que nécessité fait loi, et que les dangers qui s’agrègent autour de nous exigent une réponse de plus en plus coordonnée.

L’immobilisme n’est donc pas une option, façonner la puissance et la crédibilité de l’Europe dans tous les milieux, nécessite de faire les bons choix aujourd’hui et de bien définir l’ambition que nous nous fixons.

Quel que soit le milieu ou le domaine de confrontation, le combat de demain s’effectuera avec un niveau de menace supérieur. Dans les domaines aérien et spatial, le combat exigera à la fois haute technologie pour l’emporter, masse pour durer, et connectivité étendue pour améliorer l’efficacité opérationnelle dans une logique multi-domaines.

Cette assertion, je la tire de ma vision stratégique pour l’AAE, élaborée en 2021, passée au filtre des opérations en cours.

Les menaces futures, je les entrevoie évolutives sur deux périodes de temps différentes, à l’horizon 2030 et à l’horizon 2045.

À l’horizon de la décennie 2030, nous assisterons à une généralisation des bulles de déni d’accès multi couches, plus difficiles à pénétrer, avec la prolifération de systèmes sol-air aux performances accrues. Les flottes d’avions de chasse de 5egénération se généraliseront qu’elles soient d’origine US, chinoise ou Russe (F35, J35 ou Su57).

À cet horizon, nous observerons également une généralisation dans l’emploi des drones de toutes tailles et dans toutes les tranches d’altitude, saturant l’espace et potentiellement nos capacités défensives.

L’exploitation des couches supérieures de l’atmosphère, ce que l’on nomme les très hautes altitudes ou THA (entre 20 et 100km), sera plus importante. Les vols de systèmes très persistants dits High Altitude Platform System comme les ballons, ou les systèmes hyper-véloces, seront plus fréquents.

Enfin, dans l’espace, il est à prévoir que les menaces s’intensifieront comme le laisse présager les tirs ASAT, l’apparition de satellites « butineurs », etc.

Les actions cyber et la guerre informationnelle ont, elles aussi, déjà commencées.

À l’horizon 2045, la situation sera rendue encore plus complexe par l’intégration des bulles sol-air et air-air précédemment évoquées via une connectivité étendue et renforcée.

La LPM 2024-2030 nous permet de préparer l’outil de combat à l’horizon 2030. La réponse à cet environnement opérationnel à l’horizon 2045 (avec la marge d’incertitude liée a ce type d’estimation), telle que partagée par aujourd’hui par la Fr,l’Allemagne et l’Espagne repose sur le Système de Combat Aérien Futur (SCAF).

Nativement conçu comme un système de systèmes, le SCAF sera centré sur un chasseur furtif, capable d’emporter les armements les plus performants pour percer les meilleures défenses.

Il sera accompagné de drones -appelés Remote Carrier-, qui créeront la masse l’effet de saturation, et les effets militaires nécessaires à la pénétration des bulles de déni d’accès les plus denses. Il s’enrichira des autres capacités dans les différents domaines grâce à la mise en place d’un cloud.

Le tout permettra d’agir plus vite que l’ennemi, plus fort et plus loin et le caractère multinational du SCAF permettra, je pourrai presque dire nous forcera, à construire un outil interopérable by design.

Il en va de notre capacité d’action collective, de la crédibilité des pays européens et il en va surtout de notre capacité de dissuasion générale.

En conclusion

J’ai tenté de vous expliquer simplement que l’AAE est un moteur dans la construction de la solidarité stratégique européenne.

L’AAE soutient des initiatives variées à tous les niveaux de coopération : stratégique, opératif, tactique.

Elle milite aussi pour que l’interopérabilité des matériels entre européens soit bien prise en compte.

Car comme la liberté, l’interopérabilité n’est jamais acquise, et nous devons y travailler dans le temps court et la garantir dans le temps long.

Aujourd’hui il nous faut répondre au défi de l’Ukraine tout en répondant en même temps aux défis des nouvelles technologies qui conditionneront notre façon de nous battre côte à côte demain.

Et face à l’imprévisibilité de l’avenir, à la mobilité des circonstances, le danger réside dans l’absence d’unité, dans le droit qu’à chacun d’agir de son côté.

En Europe, nos puissances aérienne et spatiale respectives sont comme une mosaïque, chaque pierre a sa couleur et sa forme propre, l’ensemble donne une figure.

Le ciment entre ces pierres est politique.

Sans volonté politique, nos armes ne resteront que des briques. Mon travail est de rendre les choses possibles.

Merci de votre attention.

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