“Les Mille et Une nuits”, une lecture de circonstance

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Retour à nos classiques en période confinement ! Classique parmi les classiques, ce grand texte fondateur a le mérite d’illustrer à la torche de notre sinistre actualité virologique tous nos espoirs face à l’éprouvante épreuve. Nous pouvons et devons encore mieux nous en souvenir aujourd’hui : il était une fois en Orient une femme rusée et courageuse qui a fini par triompher de la fatalité de la mort promise – à elle et à ses soeurs- grâce à un combat qui a nécessité mille et une nuits de confinement, avec pour seul remède improvisé des histoires à raconter, des frictions de fictions pour survivre.

Toute la littérature dans un livre

Sans avoir eu à lire une seule ligne des différentes versions publiées à ce jour des Mille et Une Nuits, tout le monde connaît depuis au moins deux siècles Shéhérazade, la combattante volontaire qui invente, du soir à l’aube, des histoires à rester éveillé au sultan Shahryar pour le distraire du projet funeste qu’il a conçu : épouser chaque soir une vierge avant de la faire exécuter à l’aube.

Mais quel est donc l’intérêt de lire une histoire dont on connait l’intrigue principale et l’issue heureuse ? Ce ne sont ni les histoires contenues dans ce corpus ni même le style qui font la force de ce récit, rappelait le spécialiste de la poétique arabe, Jamel Eddine Bencheikh (1930-2005), co-auteur avec André Miquel, de la dernière traduction des Mille et Une Nuits en français, parue en 2005 dans la Pléiade. Il faudrait, selon le regretté universitaire, lire “Les Nuits” dans leur intégralité, de la première à la mille et unième nuit, éprouver l’endurance de la conteuse en sursis, pour comprendre que l’essentiel réside dans le défi de Shéhérazade face à la mort, qu’elle affronte nuit après nuit. “Si la langue des “Nuits” est pauvre, leur style répétitif, leur syntaxe approximative, elles restent un chef d’oeuvre. S’affranchir à ce point de tout souci du beau, c’est désigner un autre espace où surgit une autre beauté” note Jamel Eddine Bencheikh.

Pour André Miquel, l’éminent historien et spécialiste de la littérature arabe, Les Mille et une Nuitsreprésentent “toute la littérature possible, du fantasmagorique absolu au réalisme le plus cru“. C’est aussi une oeuvre sans auteur(s) attitré(s), une écriture volontairement sèche et impersonnelle. “Ni savantes, ni folkloriques” -l’expression est d’André Miquel-, les histoires des Mille et une Nuits échappent à toute tentative de classification. D’un conte à l’autre, on passe par tous les genres connus de littérature : le roman, la poésie, la nouvelle, la fable, le fantastique, l’épopée historique, le roman d’amour épistolaire, le roman social, la chronique de la vie quotidienne, le conte érotique, le conte moral, le récit de voyage et la nokta- les brèves de comptoir-, jusqu’à l’auto-fiction dans la Nuit 602, “la plus magique de toutes”, selon Borges, au cours de laquelle le sultan Shahryar entend de la bouche de la conteuse en sursis sa propre histoire.

Une course contre le temps

Ce genre composite participe à la dramaturgie de l’oeuvre. En lisant Les Mille et Une Nuits aujourd’hui, depuis notre confinement, on ressent sans doute mieux encore cette course contre la montre que mène Shéhérazade. Comme des savants pressés de trouver un remède à une urgence sanitaire, la belle conteuse teste toutes les formules littéraires possibles, toutes les combinaisons imaginables entre le réalisme et le fabuleux, le profane et le sacré. Minutieusement, sans panique, tout essayer, tenir jusqu’à trouver la bonne issue et le remède efficace face à la menace urgente. Le dédale narratif des “Nuits”, qui mêle personnages historiques et créatures excentriques dans des récits emboîtés en poupées russes, multiplie les chausse-trappes, solution idéale pour désarçonner le virus à défaut de pouvoir le faire disparaître. Pour gagner chaque nuit un jour de plus, la sultane des “Nuits” invente les principes du teasing et du cliffhanger, l’art de commencer une histoire et de l’interrompre au bon moment, à l’approche du jour, pour “suspendre à une falaise” Shahryar-la-menace. La technique du cliffhanger, apparue en littérature dans les romans-feuilletons du XIXème siècle, et aujourd’hui utilisée dans les séries télé, serait donc une invention et le remède de Shéhérazade.

Le caractère des Mille et Une Nuits, écrit Goethe, est de n’avoir aucun but moral et, par suite, de ne pas ramener l’homme sur lui-même, mais de le transporter par-delà le cercle du moi dans le domaine de la liberté absolue.” Néanmoins il y a un signe pour ceux qui veulent voir : Shéhérazade n’a jamais utilisé sa ruse pour se débarrasser de Shahryar, avec qui elle finira d’ailleurs par avoir trois enfants. Au fil des nuits, elle a appris à vivre avec lui, et ce faisant elle lui a ôté sa charge mortelle. Allègre allégorie !

Spécialiste de littérature médiane, l’universitaire Aboubakr Chraibi insiste de son côté sur le caractère fantaisiste des contes des Mille et Une Nuits :

Shéhérazade annonce elle même la couleur au début des “Nuits”, elle promet de raconter des histoires surprenantes et étonnantes, c’est à dire des histoires qui ne s’adressent pas à la raison mais à l’affect. Des histoires amusantes et futiles. Parfois les choses qu’on croit futiles peuvent nous sauver la vie.

Pour les nuits sans sommeil, on peut ainsi prescrire le protocole Shéhérazade :

  • Lire Les Mille et Une Nuit dans l’ordre et apprendre à dompter l’ennui mortel de la répétition.
  • Se laisser distraire par les contes, qu’ils soient connus ou pas, accepter l’improbable et respecter le futile. Gagner du temps jusqu’à demain au moins. Et ainsi de suite…

Pour aller plus loin

  • Littérature : Il existe quatre versions en français des Mille et Une Nuits. La première, celle d’Antoine Galland publiée de 1704 à 1717, est la plus connue. Celle de Joseph-Charles Mardrus, parue en seize volumes de 1899 à 1904, y intègre les poèmes et les contes érotiques expurgés dans la première version. La version de René R. Khawam dans les années 60 se veut moins « orientaliste » que les deux premières traductions et plus fidèle à la première version imprimée en arabe, en Egypte en 1835, mais sans Aladin et la lampe merveilleuse et Ali Baba et les 40 voleurs, deux contes introduits dans le corpus des Mille et Une Nuits par Antoine Galland. La dernière version, celle d’André Miquel et Jamel-Eddine Bencheikh pour la Pléiade en 2005, s’inspire elle aussi de la version égyptienne dite Boulaq (du nom du quartier du Caire où se trouvait l’imprimerie) et propose en bonus les deux contes Aladin et Ali Baba. A lire également : les ouvrages d’Aboubakr Chraïbi, Les Mille et une nuits, histoire du texte et classification des contes (l’Harmattan, 2008) et Les Mille et une nuits en partage (Actes Sud, 2004)
  • Illustration : Jiří Trnka (1912 – 1969) est mondialement connu pour ses films d’animation qui ont porté haut l’école tchèque. Mais il a aussi beaucoup illustré des contes pour enfants, dont Les Mille et Une Nuits en 1960. Le site cizgili masallar donne la possibilité de voir quelques unes de ses magnifiques illustrations.
  • Cinéma : pour adultes seulement, l’adaptation la plus réussie des Mille et Une Nuits au cinéma est celle de Pier Paolo Pasolini en 1974. Il fiore delle mille e una notte, titre original, est disponible en VOD. Une interview du réalisateur à propos de son adaptation est disponible sur le site de l’INA.
  • BD : Les Mille et Une Nuits ont inspiré René Goscinny (scénario) et Jean Tabary (dessin) pour la série Iznogoud (1966 / 1979).

Merci à Tewfik Hakem, producteur du Réveil culturel.
Légende et copyright de la photo en Une de l’article : Miniature pour l’édition persane de “Les Mille et Une Nuits” (entre 1849 et 1856) – Crédits : Sani ol-Molk

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