Interview de Béatrice Brugère par Miss Konfidentielle

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20 avril 2020 – C’est en discutant de façon tout à fait informelle avec Béatrice Brugère que Miss Konfidentielle a souhaité partager avec vous sa vision de la magistrature française. Une vision apolitique qui nous invite à la réflexion et ce tout en douceur. 

Bonjour Béatrice,

Quels ont été vos premiers pas aux côtés des magistrats ?

Issue de la promotion 2000 de l’Ecole Nationale de la Magistrature, le classement de sortie m’a amené dans le Nord de la France, au parquet de la cour d’Appel de Douai, dans une région totalement inconnue. J’ai commencé par un remplacement en délégation à Boulogne-sur-Mer. Cela a été très formateur car fonctionnant comme trop souvent, en effectif réduit, les magistrats étaient très polyvalents et impliqués. Région de passage entre l’Angleterre et les Pays Bas, il y avait une très grosse activité pénale liée aux trafics de stupéfiants et de cigarettes, mais surtout aux trafics de clandestins aux mains de passeurs (camp de Sangatte) ce qui est toujours actuel vingt ans plus tard ! C’est dans ce contexte, que je me suis retrouvée de permanence avec le signalement du dossier Outreau. Le juge d’instruction, Fabrice Burgaud était également de ma promotion. J’ai été très marquée par le traitement judiciaire, politique et médiatique de ce dossier et la manière dont ce collègue a été soutenu puis lâché par sa hiérarchie et lynché par la presse et certains politiques. On avait tous les deux quelques mois de pratique professionnelle et les conditions de travail étaient difficiles. Cette affaire a été un vrai tsunami pour lui mais aussi pour la magistrature et l’image de la justice. Cela a sans doute provoqué une prise de conscience anticipée des enjeux de nos décisions mais aussi de notre manque évident de préparation pour des dossiers complexes, de la solitude d’un juge du siège par rapport au parquet qui travaille davantage en équipe. Ce fut également une projection immédiate dans le dur du métier et les arcanes de l’inspection et des procédures disciplinaires, sans parler de la commission d’enquête parlementaire. Je ne suis pas sûre d’ailleurs que toutes les leçons de cette affaire aient été tirées car les juges d’instruction restent souvent encore très isolés et sujets à des surmédiatisations périlleuses. Bien que je ne sois pas restée très longtemps à Boulogne-sur-Mer, j’ai continué à suivre le traitement du dossier à la Cour d’Appel où mon Procureur Général de l’époque me proposa de remplacer un avocat général aux Assises. Là encore ce fut une très belle expérience et surtout cela correspondait à un souhait que j’avais en devenant magistrat. En effet, c’est en suivant, à la sortie de mes cours,  à Lyon, ma ville natale, les réquisitoires aux Assises d’un grand avocat général, Jean- Olivier Vioud que j’ai commencé à m’intéresser à la justice. Les procès d’Assises sont un lieu et un temps privilégiés où la justice  peut s’exercer sereinement ce qui rompt avec la justice aux urgences et en urgence telle que malheureusement on la pratique le plus souvent.
Après un passage à la chancellerie au Service des Affaires Européennes et Internationales, où j’étais chargée de la coopération avec la Russie et les pays Baltes, j’ai été nommée à Paris comme juge affectée à une chambre spécialisée sur la criminalité organisée et les affaires terroristes. C’était le début des dossiers dits islamistes. Je me souviens tout particulièrement d’un procès, celui du réseau d’Artigat avec l’émir blanc, Olivier Corel et les frères Clain et de leur particulière détermination. D’ailleurs, dix ans plus tard, tous les noms du réseau réapparaissaient dans les attentats comme celui du Bataclan ou bien en lien avec les actions de l’Etat Islamique. C’est un contentieux que j’ai particulièrement aimé et investi puisque sous une autre forme je continue aujourd’hui à travailler sur ces sujets dans le cadre syndical. En effet à ce titre, nous sommes  régulièrement consultés par la chancellerie et les assemblées parlementaires pour recueillir nos avis et notre expertise. Dans le cadre d’un master 2 en criminologie, j’ai soutenu un mémoire cette année au CNAM sur le Parquet National Anti Terroriste (PNAT), créé en juillet 2019. 

Au gré de mes rencontres et de mon cheminement personnel sur la justice, de sa place dans notre société, de ses conditions d’exercice, je me suis laissée convaincre de m’investir dans le syndicalisme judiciaire. Pourtant c’était assez loin de mes engagements premiers et de ma culture. Ma rencontre avec Jean Claude Mailly, Secrétaire Général de la confédération FO, a été déterminante car j’ai été séduite par son caractère posé, son recul et sa vision humaniste des relations humaines. Son absence de dogmatisme et sa grande ouverture m’ont permis d’avoir une totale liberté pour réorganiser et réorienter le syndicat Unité Magistrats. Cela a été à la fois un défi car ce syndicat est minoritaire et une fabuleuse aventure humaine où j’ai dû tout apprendre. D’ailleurs je me suis souvent demandée ce qui restait de magistrat dans un syndicaliste. C’est sans doute, une autre manière d’exercer la justice au sein du corps en défendant des collègues. C’est aussi une manière de défendre la place d’une justice forte, indépendante et de qualité au sein de notre société. Secondée dans cette aventure, par un grand magistrat aujourd’hui à la retraite, Jean de Maillard et façonnée par ses analyses pointues sur la criminalité organisée et financière, nous avons choisi à une période où le syndicalisme était très délégitimé dans l’opinion publique, de tracer une voie différente réformiste et dépolitisée, au sein d’un corps assez conservateur et souvent très engagé. A rebours souvent des idées dominantes, nous avons cherché à donner une structure intellectuelle à notre action, à identifier les leviers possibles d’une réforme organisationnelle, à revisiter les enjeux et la place de la justice au sein du pouvoir. Mais nous souhaitons aussi garder une approche pragmatique de l’organisation du travail notamment à travers une analyse des risques psychosociaux, du poids de la hiérarchie et de l’absence de véritable RH. Le professeur Dejours grand spécialiste de la souffrance au travail qui a participé à deux de nos colloques, influence beaucoup notre réflexion.

Vous avez une vision de la magistrature personnelle…

Ma vision évolue et n’est pas figée. La magistrature comme d’autres métiers du régalien est à la croisée des chemins. Souvent, soumise à des injonctions contradictoires comme faire du sur-mesure sur des contentieux de masse, elle traverse une crise du sens. Les magistrats sont souvent les derniers recours d’un Etat providence en difficulté. Multi-directionnelle, la justice est assujettie à une injonction de réforme permanente. C’est très difficile pour ce corps qui doit en permanence s’adapter à des réformes législatives dans des temps records et avec des moyens ridicules. Les magistrats dont il faut rappeler qu’il est un corps à 70 pour cent féminisé, est à rude épreuve. C’est là que le travail syndical est passionnant, aider ceux qui sont en difficulté et réfléchir à améliorer le système pour éviter sa paralysie. Car la justice doit occuper une place cardinale dans notre société et le besoin de justice sociale est criant, c’est pourquoi nous devons pouvoir être à la hauteur de ces enjeux. Les magistrats qui sont souvent les grands oubliés des discours comme en ce moment pendant la crise du Covid-19, continuent pourtant à assumer les urgences et le service public de la justice. Néanmoins il ne faut pas minimiser les enjeux du retard que cela va entrainer et les difficultés à venir. Nous demandons d’ailleurs un Plan Marshall pour la justice qui aura aussi un rôle très important à jouer sur l’accompagnement économique (tribunaux de commerce) et social de la sortie de crise du Covid-19. L’Etat devra faire un effort budgétaire important pour éviter l’asphyxie mais aussi accompagner un changement profond dans l’organisation du travail, la formation des magistrats et la valorisation des compétences. Dans ce contexte la réflexion récente élaborée par la commission Thiriez nous semblait présenter des pistes très prometteuses car la valeur d’une institution c’est déjà la valeur des hommes et des femmes qui la portent. Si l’on attend légitimement beaucoup de la justice il faut aussi lui donner tous les moyens matériels et humains pour exercer ses missions. La justice doit redevenir une priorité stratégique de notre Etat.

La magistrature est-elle votre seul centre d’intérêt ?

Non pas du tout ! J’ai eu une autre vie avant la magistrature et j’en aurais peut être une autre après… Ma formation juridique est relativement tardive. J’ai pris des sentiers battus avant de passer le concours de la magistrature. Passionnée d’histoire, de littérature et de voyages, je suis partie en 1990 en Ukraine juste avant son indépendance, pays que j’ai aimé au point d’y retourner pendant plusieurs années pour aider un orphelinat dans la campagne près de Lviv. A cette époque je me suis passionnée pour les pays de l’Est, leur langue, leur  histoire et leur culture. Sans doute, j’ai attrapé le virus des voyages et je continue à cultiver cette curiosité dès que je peux. Je reviens d’ailleurs de Cayenne où je me suis rendue pour comprendre la manière dont notre justice s’exerce en Outre-mer. Il y aurait beaucoup à dire ! D’ailleurs, avec mon fils ainé qui est passionné d’aéronautique je partage ce goût du voyage et dès que nous pouvons nous nous envolons.

Merci à vous pour votre sincérité et spontanéité tout au long de notre entretien. Très agréable.

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