Interview de Xavier Bonhomme, procureur de la République de Nice

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04 mai 2020 – Miss Konfidentielle a le plaisir d’interviewer Xavier Bonhomme, procureur de la République de Nice. Un homme au parcours passionnant qui inspire le respect et s’exprime sans détour notamment dans le contexte de la crise sanitaire actuelle Covid-19. Un privilège.

Bonjour Xavier,

Quelles sont vos fonctions au regard de votre titre de procureur de la République de Nice ?

Le procureur de la République est un magistrat du ministère public donc du parquet qu’il dirige dans un ressort territorial donné. Il est entouré selon la taille du parquet qu’il anime de procureurs adjoints, vice procureurs et substituts et éventuellement de personnels qui ne sont pas magistrats mais qui viennent constituer un appui et une aide importants pour son équipe de magistrats, parfois un chef de cabinet, des assistants spécialisés et des assistants de justice. Les services pénaux du parquet qui en sont la cheville ouvrière (enregistrement des procédures, audiencement des affaires, exécution des peines…) sont placés sous la responsabilité d’un chef de greffe mais qui est en étroite relation avec le procureur. En réalité tout procureur a deux casquettes, – d’une part celle de chef de juridiction du tribunal judiciaire qu’il codirige ou administre avec le président du tribunal qui a autorité sur les magistrats du siège sans oublier l’appui du directeur de greffe qui lui, a autorité sur les fonctionnaires de greffe et – d’autre part celle de la conduite de l’action publique. Cette dernière est celle du traitement de la délinquance de son ressort et de la réponse pénale à lui donner. A cette fin, le procureur dirige l’activité judiciaire des enquêteurs de police et de gendarmerie de son ressort et lorsqu’il considère qu’une affaire est bouclée sur le plan de l’enquête, il apprécie alors la suite à lui donner (classement, alternative aux poursuites, poursuites devant le tribunal, ouverture d’une information judiciaire). Le procureur a enfin un rôle indéniable, moins connu, en matière de prévention de la délinquance et de politique de la ville, attributions qu’il exerce en concertation étroite avec le préfet et les élus locaux notamment les maires. 

Il s’agit donc d’une fonction d’autorité au coeur de la cité mais que le procureur de la République ne peut exercer seul et sans une équipe soudée, cohérente, réactive et efficace.

J’ai pris mes fonctions à Nice le 19 novembre 2019 dans un contexte particulier suite aux circonstances dans lesquelles mon prédécesseur les a quittées et dont la presse s’est faite largement l’écho. La ville de Nice est la 5ème ville de France en terme de population, et le tribunal de Nice varie entre la 15ème  et la 17ème  juridiction française sur 164. Du fait de sa situation géographique limitrophe à l’Italie et à la principauté Monégasque, de l’histoire régionale et locale fortement marquée, des investissements locaux qu’entrainent une situation climatique et environnementale exceptionnelles et d’une délinquance protéiforme aux forts accents de criminalité organisée, l’exercice judiciaire n’est pas simple dans un contexte où pendant de nombreuses années, l’action de la justice y a été à tort ou à raison fortement décriée. Mon action essentielle c’est-à-dire celle à laquelle je m’emploie depuis mon arrivée, est de mettre en œuvre des process de fonctionnement ainsi qu’une politique pénale cohérente et lisible qui doivent constituer des facteurs puissants de restauration d’une certaine confiance dans l’institution que j’ai l’honneur de représenter.

Cette confiance doit concerner tant l’intérieur de la juridiction c’est une évidence que l’extérieur, notamment les partenaires privilégiés de tout procureur que sont les administrations territoriales et locales dont les élus. Cet objectif qui passe par l’échange et le dialogue est une priorité et une nécessité absolue, sans que les compétences propres de chacun ne puissent être, j’y tiens, remises en cause.

A vous écouter, la crise sanitaire du Covid-19 « plombe » une situation déjà désastreuse au TGI de Nice

C’est une évidence ! Pour être tout à fait objectif, la situation que j’ai trouvée à mon arrivée à Nice voici cinq mois était déjà très inquiétante. C’est ainsi que nous donnions déjà des convocations devant le tribunal correctionnel avec un délai d’un an c’est-à-dire que lorsque la convocation était délivrée, le jugement intervenait dans le meilleur des cas une année plus tard ce qui est intolérable et pose la question évidente de l’efficacité judiciaire. 

La situation n’a fait ensuite que s’aggraver en raison d’une part, de la grève du barreau début 2020 pendant deux mois et demi et en raison d’autre part, de la crise. Ce sont ainsi plusieurs centaines de dossiers pénaux qui n’ont pu être jugés. Or un dossier qui n’est pas jugé dans des délais raisonnables, cela ne satisfait personne, pas la victime qui ne fait qu’attendre que la justice passe, pas le procureur car l’efficacité d’une sanction en prend ainsi un sacré coup, pas forcément non plus certains prévenus qui souhaiteraient être jugés vite pour passer ensuite à autre chose même si certains par intérêt, préfèrent jouer la montre procédurale, c’est leur droit, espérant que la réponse se délite avec le temps. Enfin les avocats également ont un intérêt évident que leurs dossiers avancent.

Avez-vous des suggestions à proposer afin d’améliorer la situation ? 

  • en urgence 
  • pour le « 11 mai 2020 », début du déconfinement annoncé par le Gouvernement
  • plus largement

Concernant ce passif de dossiers, il faudra inévitablement trouver des solutions cohérentes qui passeront nécessairement par certaines réorientations procédurales en terme de réponse pénale pour que la situation ne soit pas davantage obérée (une de mes adjoints s’est déjà attelée à cette tâche qui est énorme).

Je me dois donc en effet de trouver des solutions qui passent bien évidemment par l’organisation de la justice en temps de crise car les urgences et la délinquance pénale doivent continuer à être traitées avec des réponses judiciaires réactives à la hauteur des manquements constatés. Une organisation a ainsi été mise en place au sein de mon parquet pour faire face et je dois vous dire que tous mes collègues ne chôment pas contrairement à ce qu’on peut entendre ici et là par méconnaissance chez certains, par malveillance chez d’autres.

Des audiences pénales quasi quotidiennes se tiennent donc pour juger les dossiers dans lesquels des délais impératifs de procédure doivent être respectés et également les faits commis dans cette période de crise dont certains profitent et aussi ceux qui mettent gravement en danger sanitaire nos concitoyens.  

La réactivité et la fermeté de ce parquet et je crois pouvoir dire de tous les parquets, n’ont pas été entamées par cette crise même si évidemment des choix dans le traitement des procédures sont inévitables, certains dossiers non urgents et non sensibles pouvant être différés dans leur prise en compte.

« Le post 11 mai » nécessitera un nouvel effort d’organisation en ayant à l’esprit la nécessité de préserver par des mesures sanitaires adaptées tous les acteurs du processus judiciaire (magistrats, greffiers, avocats, justiciables…. ) et qui seront de ce fait plus nombreux dans nos palais de justice. Nous nous y employions actuellement au niveau de l’administration de ce tribunal, mais la tâche n’est pas simple et exige l’effort et la compréhension de tous.

Votre parcours ne peut laisser indifférent. Racontez-nous un peu..

En sortant de l’ENM -Ecole Nationale de la Magistrature- début 1991 et compte tenu de mes contraintes familiales de l’époque, j’ai opté pour la région parisienne et un poste de substitut au TGI de Melun en Seine et Marne où j’ai passé presque cinq années chargé de contentieux différents et lourds marqués par des piles de courrier pénal alors énormes (c’était le temps où le traitement en temps réel n’était pas encore bien développé) avant d’être nommé fin 1995 au parquet de Paris au sein de la 8ème section (aujourd’hui P12) chargée des crimes et délits flagrants dirigée alors par Michèle BERNARD-REQUIN, disparue voici quelques mois et qui était une grande professionnelle pleine d’humanité, de ressorts éthiques et d’objectivité avec laquelle j’ai beaucoup appris. Ce service est en proie à une délinquance parisienne hors norme et je n’oublierai jamais dès mon arrivée dans cette section, l’alerte donnée par une de mes collègues au sujet d’un serial-killer-violeur qui sévissait dans la capitale depuis plusieurs mois voire années ce qui « hantait » véritablement notre service. Nous allions en effet connaitre très vite de nouveaux faits et d’autres…pendant plusieurs années encore avant l’arrestation de celui qui allait être interpellé après mon départ de PARIS fin mars 1998, Guy GEORGES.

Cette période fut aussi celle des attentats de 1995 à Paris qui allaient marquer évidemment non seulement l’histoire judiciaire mais surtout toute la communauté nationale.

Fin 1997, je suis nommé au siège comme juge d’instruction à Avignon jusqu’à fin 2003. Début 2004, je reviens au parquet et je suis nommé au parquet de Marseille comme vice procureur et je prends la tête du pôle économique et financier succédant à Marc CIMAMONTI actuellement procureur général à Versailles, pôle qui aura une compétence sur le ressort de toute la cour d’appel d’Aix-en-Provence. 

Fin 2004, les JIRS -juridictions interrégionales spécialisées- sont créées et je la rejoindrai un peu plus tard à Marseille dans son volet financier. Ces années sont marquées pour moi par une spécialisation pénale en matière économique et financière qui reste une véritable passion et qui donne l’occasion de traiter des dossiers passionnants alors que le PNF -parquet national financier- n’est pas encore créé et que le traitement de la délinquance économique et financière dont les atteintes trop nombreuses à la probité est à l’évidence un des socles de reconquête du fossé qui existe entre nos concitoyens et nos responsables politiques. Dans une certaine mesure cette justice éco/fi participe au rétablissement du lien social trop souvent distendu et donc du lien démocratique. Plusieurs dossiers m’ont marqué, celui des transferts de l’OM et celui des époux Mégret alors poursuivis pour détournement de fonds publics dans le cadre de la gestion de la municipalité de Vitrolles.

En 2009 je rejoins le parquet de Perpignan comme procureur adjoint où je reste trois ans et requiers 15 jours après mon arrivée, dans un important dossier de prise illégale d’intérêt mettant en cause la mairie du Barcarès qui ira en validant la position du parquet jusqu’à la Cour de cassation, une certaine satisfaction donc. Mes années perpignanaises m’auront marqué notamment par la suppléance et l’interim du procureur de la République dont j’ai eu la charge et qui me permettront d’appréhender les fonctions de chef de parquet puisque en septembre 2012, je suis nommé procureur de la République à Ajaccio, le poste que je n’hésite pas de qualifier le plus difficile de toute ma carrière compte tenu des enjeux très sensibles localement, de la critique locale systématique envers les institutions de l’Etat quelles qu’elles soient, et de ce que j’allais très rapidement connaître comme activité et affaires. 

En effet, les homicides notamment de personnalités locales allaient se succéder dans les premières semaines de mon arrivée, celui du Bâtonnier Sollacaro, le 16 octobre 2012, du président de la CCI de Corse du Sud M. Nacer le 14 novembre 2012 et d’innombrables autres ce qui conduisit la Garde des sceaux Mme Taubira à décliner une circulaire de politique pénale territoriale ainsi que des outils qui ont porté leurs fruits puisque à mon départ d’Ajaccio trois ans plus tard le nombre de règlements de comptes avaient, n’en déplaise à certains détracteurs locaux récurrents, considérablement diminué.

En septembre 2015 je quitte la Corse pour une autre île, la Guadeloupe, où certaines problématiques sont communes. Celles liées à l’insularité mais aussi au fait que la délinquance rencontrée était d’un niveau très important (environ 50 homicides par an et plus de 1000 vols à main armée à mon arrivée). Le TJ de Pointe-à-Pitre est le tribunal le plus important de l’île (il y en a un autre à Basse-Terre) et il a une compétence sur toute la Guadeloupe au titre du pôle criminel dont les îles du Nord (Saint-Martin et Saint-Barthélémy). Malgré le niveau de délinquance très élevé pour lequel là encore des résultats notables ont été apportés en quelques années, le travail y est paradoxalement plus facile par rapport à ce que j’ai pu connaitre en Corse, les relations interpersonnelles étant plus fluides, moins tranchées, moins conflictuelles même si il y a un élément à prendre en considération y compris dans les relations interpersonnelles car ce n’est pas neutre, le rappel fréquent de l’histoire locale liée à l’esclavage qui a marqué à plusieurs reprises les Antilles qui reste bien évidemment une immense tragédie.

Souhaitez-vous aborder des grandes affaires sur lesquelles vous avez travaillé ? 

J’en ai déjà abordé, notamment celles traitées quand j’étais à la tête du PEF au parquet de Marseille et qui avaient trait à la délinquance économique et financière qui sur un plan intellectuel sont d’un intérêt majeur. Sans oublier que comme je l’ai déjà dit l’action judiciaire dans ce domaine participe au rétablissement du lien social entre citoyens et élus. Mais ce qui est bien dommage c’est de constater que depuis des années, une douzaine d’années précisément, les moyens en la matière notamment d’enquête se réduisent comme une peau de chagrin et ce n’est pas la création du PNF qui est une institution remarquable composée de magistrats expérimentés et experts, ayant obtenu en à peine six ans des résultats considérables, qui doit nous autoriser à penser le contraire.

Les dossiers dits « corses » m’ont également profondément marqué, je dirais plutôt leur traitement et les difficultés que nous rencontrons à cet égard. Il s’agit d’un véritable combat que de faire émerger une vérité difficile à établir en raison de la porosité ambiante existante mais aussi du fait que nous nous situons au coeur de la criminalité organisée et à ce titre, nous avons affaire à des malfaiteurs particulièrement vigilants, aguerris et organisés prenant luxe de précautions pour commettre des faits graves et souvant sordides.

L’assassinat du Bâtonnier Sollacaro, avocat très engagé et bien évidemment respectable et respecté m’a profondément marqué, car cela a certainement atteint le point d’orgue de cette criminalité mafieuse et une véritable déflagration dans l’île. Je pense souvent du fait de notre proximité professionnelle, à sa famille et à ses deux enfants, également avocats aujourd’hui et à ce qu’a pu pour eux constituer une telle perte dans des circonstances aussi dramatiques.

J’étais à Paris ce jour-là à l’ENM et j’ai bien évidemment dû rentrer précipitamment à Ajaccio pour suivre l’enquête qui sera très rapidement prise en charge par la JIRS de Marseille et je me souviens avoir eu l’occasion de déclarer lors de ma conférence de presse le jour de ces faits que lorsqu’on assassinait un avocat même très engagé dans des combats, c’était la démocratie qu’on assassinait.

J’évoquais, c’est la seconde difficulté, la critique récurrente et ambiante à l’égard des institutions qui ont en charge ces dossiers sensibles allant jusqu’à parfois des critiques ad hominem, le but recherché étant évidemment de déstabiliser les femmes et les hommes qui conduisent l’enquête, policiers et magistrats, j’ai plusieurs exemples en tête. C’est une certaine conception des moyens de se défendre et je ne suis pas du tout convaincu qu’il s’agisse d’une stratégie payante car comme je vous l’ai déjà dit, les résultats acquis de longue lutte sont là y compris face à l’adversité parfois déloyale.

Vous êtes, me semble t-il, amateur de course à pied et de cyclisme.
D’autres activités vous animent-elles ?

Je n’aime pas trop parler de moi en tout cas de ma vie personnelle ou familiale et je dissocie beaucoup vie professionnelle et vie personnelle. Je suis né dans le Nord de la France mais je dis souvent sur le ton de la plaisanterie que je suis apatride car j’ai toujours beaucoup bougé y compris enfant car mon père commissaire de police changeait souvent d’affectation. De sorte qu’aujourd’hui je ne me sens pas originaire d’une région particulière même si mon appétence s’oriente d’une part, vers Paris car j’adore cette ville souvent épuisante mais où j’ai vécu de nombreuses années et vers le sud de la France au sens large que je n’ai plus quitté depuis plus de vingt ans sauf pour ces quatre années passées aux Antilles. Je crois en avoir gardé de cette enfance un peu itinérante, une grande faculté d’adaptation et une certaine envie de bouger, de découvrir des territoires y compris sur un plan professionnel. 

C’est certainement une des raisons pour lesquelles j’occupe aujourd’hui depuis mon entrée dans la magistrature mon 8ème poste et dans des territoires variés.

Les voyages me passionnent et je dois dire que mon poste à Pointe-à-Pitre m’a ravi sur ce plan là. La découverte de la Caraïbe, des îles et pays qui la composent est une chose extraordinaire mais il faut savoir quitter ces terres merveilleuses et changer dans nos fonctions de lieu d’exercice afin de cultiver la distance nécessaire pour rester totalement libre.

Et si nous nous quittions sur une citation ?

J’aime beaucoup cette phrase de Henri LACORDAIRE, homme d’église et homme politique du XIXème siècle : « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » non seulement dans sa syntaxe mais aussi pour le fond qui semble opposer liberté et loi. Ce n’est évidemment pas le cas car la liberté est un acquis essentiel pour nos sociétés démocratiques mais je reste convaincu que la loi doit encadrer cette liberté, nous en avons d’ailleurs aujourd’hui un exemple d’une acuité toute particulière, ne serait ce que pour défendre les plus faibles.

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