Esclavage : mémoires normandes

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A l’occasion du défilé du 14 juillet 2023, j’ai rencontré Laurence Hermeline à la tribune Brest Place de la Concorde. De là nous avons échangé sur ses sujets, la Normandie, et le souhait de voir publier un bel article. Laurence vous avez la main !

Pour la première fois dans l’histoire, les villes du Havre, d’Honfleur et de Rouen présentent simultanément l’exposition « Esclavage, mémoires normandes » retraçant l’implication de la Normandie dans la traite atlantique et l’esclavage entre le XVIè et XIXè siècle. Reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture, ce n’est pas une mais trois expositions qui vous attendent jusqu’au 17 septembre 2023 : à l’hôtel Dubocage de Bléville au Havre, au musée Eugène Boudin à Honfleur et au musée industriel de la Corderie Vallois à Rouen. Ces trois sites mettent en lumière nos connaissances sous trois angles d’approche : les acteurs de la traite (négociants, armateurs, captifs) au Havre, les bateaux et les expéditions à Honfleur et l’envers de la prospérité à Rouen.

Du XVIè au XIXè siècle, plus de 12 millions d’Africains sont déportés vers le continent américains et vers l’océan indien pour satisfaire le développement d’une économie qui s’organise entre l‘Europe, l’Afrique, l’Amérique et l’Océan indien. Cette économie est encadrée et soutenue par les Etats qui la pratiquent. Après environ quarante jours de traversée, les navires français atteignent les côtes occidentales de l’Afrique. Des notables du royaume d’Abomau (actuel Bénin), de Gorée, de Saint-Louis du Sénégal, du Ghana et du Congo participent au trafic d’esclaves. Ils organisent des campagnes d’enlèvement à l’intérieur des terres pour assurer un approvisionnement régulier en captifs. Arrivés aux Amériques, aux Antilles, à Madagascar, à la Réunion ou l’île Maurice, les captifs sont mis en quarantaine. Soignés, nourris, maquillés pour dissimuler les séquelles de la traversée, ils sont à nouveau vendus ou échangés contre des denrées coloniales (sucre, café, cacao, coton, indigo ou bois précieux comme l’acajou. Un objet exposé à la Corderie Vallois évoque tout particulièrement le sort des captifs : le speculum oris ! De quoi s’agit-il ? Un « ouvre-bouche » utilisé par les charlatans pour arracher les dents et détourné pour ouvrir la bouche des déportés refusant de se nourrir pour les alimenter de force.

En France, un édit de Louis XIII autorise la traite en 1642 et des mesures d’encouragement au commerce triangulaire se multiplient. Comme la plupart des grands ports de la façade Atlantique, Le Havre a participé à l’organisation et l’essor de ce commerce. Pour le XVIIIè siècle, Le Havre et Honfleur, avec 585 départs, constituent le 2e pôle des expéditions négrières après Nantes (et ses 1714 expéditions). La Rochelle et Bordeaux occupent respectivement le troisième et quatrième rang. Le Havre, port d’estuaire, accueille les navires de gros tonnage, Honfleur sert d’arrière-port ou de port de secours. L’hinterland rouennais en fut le principal pourvoyeur financier. Les ressources agricoles et artisanales de la basse vallée de la Seine facilitent l’avitaillement des navires et la transformation des marchandises coloniales. Les images de navires de traite clairement identifiées sont peu nombreuses. Le portrait de La Rosalie, au départ du Havre, est donc particulièrement précieux. 9 navires sur 10 naviguent en « droiture » (trajet direct vers l’Amérique) avec une garantie d’écouler la marchandise grâce au système de l’exclusif : les planteurs de la nation doivent acheter les produits de la nation.

Alors qu’il n’y a qu’un seul objet évoquant ce passé dans les musées de Rouen (un yoyo d’adulte figurant sur une face une scène de « traite des nègres », pièce centrale de l’exposition à la corderie Vallois) et que ce sujet reste sensible, la recherche scientifique et la restitution au grand public éclairent ce pan de l’histoire locale. Que cela soit au niveau national ou local, le travail de mémoire a trop tardé. Cela est notamment dû au fait que le port havrais a été bombardé durant la Seconde Guerre Mondiale, ne laissant plus beaucoup de marqueurs dans l’espace public. Le travail de restitution incombe aux historiens. Une active politique d’acquisition est menée avec l’achat de documents iconographiques, archives, manuscrits, livres, objets. Grâce à un travail de collecte et de conservation de plusieurs années, les mémoires normandes de l’esclavage se bâtissent et jettent un nouveau regard.

Un traité de la couleur de peau et un yoyo à deux faces : sur l’une est sculptée une scène de fête, sur l’autre la traite des noirs © MA/76actu

Quelles sont les sources ? Contre toute attente, celles-ci sont nombreuses : liste d’enrôlement des moussaillons (on remarque une proportion non négligeable de moussaillons d’origine rouennaise), cahiers comptables sur la construction des bricks (bateaux du commerce en droiture et du commerce triangulaire), journaux de bord, journaux des courtiers en Afrique… Les livres appelés « cour du commerce » donnent les équivalences : ainsi 300 sabres valent 8 captifs. Les documents montrent que les Normands, partis soit du Havre, soit de Honfleur, avaient l’habitude de se rendre sur des sites d’Afrique de l’Ouest et aussi aux Antilles. Saint-Domingue était considéré comme un site propre aux Normands. Il y avait des installations : 75% des sites de vente d’esclaves réalisés par les Havrais se passent à Saint-Domingue.

Les travaux de recherche ont été également mené sur les descendants des familles des négociants et de ceux mis en esclavage qui se sont insérés dans la société métropolitaine (serviteurs, domestiques ou artisans affranchis). D’autres destinées encore plus insolites à l’image de Guillaume Guillon-Lethière, mulâtre affranchi qui accède au grand Art (l’une de ses peintures : « Le départ d’Adonis pour la chasse » est visible à Rouen). C’est ainsi que de nombreuses familles de mulâtres ont été impliquées dans le mouvement abolitionniste de 1848.

Si l’esclavage est interdit au XVIIIè siècle, on constate une surreprésentation de figures africaines et antillaises (objets du quotidien, les arts…). Les élites des trois villes n’étaient pas les seules concernées par le système esclavagiste. Costumes en coton et teinte indigo, céramique contenant du cacao, du sucre ou du tabac… la traite négrière laisse son empreinte sur notre territoire et dans le quotidien des Normands.

Rouen était alors une place financière de 70 000 habitants, très cosmopolite, point nodal de la proto-industrie et de la réflexion propre au temps des Lumières. La destruction en 1944 des maisons des négociants et leur disparition du paysage urbain a crée une amnésie, contrairement à Bordeaux. Une école de cartographie existait déjà à Dieppe : elle recueille de nombreuses données cartographiques : les occidentaux ne découvrent donc pas ces territoires au XVIIè !
En 1636, un pont en bois flottant est installé à Rouen sur la Seine. Il peut alors accueillir des bateaux de haute-mer avec des marchandises antillaises. Transbordées, elles sont transportées jusqu’à Paris. Rouen est un port de réacheminement. De même, le sucre trop humide, était affiné dans des cônes de purification disposés dans les greniers rouennais.
Dès 1730, Rouen devient la porte d’entrée de l’indigo de Saint-Domingue. Le premier plant de café en Guadeloupe est apporté par un normand.
La présence des artisans afro-descendants est liée à l’industrie rouennaise : raffinerie de sucre, indienneries, faïenceries.
La traite et le commerce colonial appartiennent au marché du travail maritime. Il existe un vrai marché régional autour de cette activité. La fabrication de pacotilles vendues en Afrique (sabre, armes, verroterie…) alimente l’artisanat local.

En marge de ces expositions, une programmation mettant à l’honneur des artistes venues de tous horizons, est prévue. Ainsi, le Martiniquais Gilles Elie-Dit-Cosaque, réalisateur, graphiste et artiste plasticien, présentera sa manière « d’interroger l’ici et le maintenant en suggérant des histoires intimes ». A la maison de l’Armateur au Havre, Elisa Moris Vai a recueilli le témoignage de dix personnes, originaires de Martinique, de Guadeloupe, de la Réunion, de Guyane et d’Haïti, sous la forme de portraits, photos et vidéos. Chacun pose à la manière des peintures du XVIIIè siècle.

Lambeaux à la maison de l’armateur au Havre jusqu’au 10 novembre 2023 © Gilles Elie-Dit-Cosaque

La loi Taubira du 21 mai 2001 reconnaît officiellement la traite et l’esclavage comme crimes contre l’humanité. Depuis 2006, une Journée nationale des mémoires de la traite, d esclavage et de leurs abolitions commémore le 10 mai cette page d’histoire douloureuse.

Sitographies
Fondation pour la Mémoire de l’Esclavage 
INRAP 
Maison de la Négritude et des Droits de l’Homme 
Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes 
Album découverte édité par les Musées d’Art et d’Histoire
Route des abolitions de l’esclavage 

Les lieux des expositions

Le Musée de la Corderie Vallois (lien) à Rouen

Qualifiée de « petite vallée de Manchester », la vallée du Cailly constitue un site propice au développement des filatures hydrauliques, en lieu et place des anciens moulins utilisés pour la papier ou le grain.
La demande de cotonnades devient si intense que les marchands et fabricants rouennais organisent la production en zone rurale, avec l’aide de la main d’oeuvre campagnarde. Au XIXè siècle, la vallée connaît un essor économique prodigieux avec l’expansion de l’industrie cotonnière. Acheté en 1819 par un teinturier blanchisseur, le site est modifié : un bâtiment de 4 étages à pans de bois, de 17,50 mètres de haut, est ainsi édifié le long de la rivière. Les structures hydrauliques du moulin à papier sont modifiées avec l’installation d’une roue géante d’un diamètre de 7,30 mètres et d’une largeur de 3,90 mètres. Désormais, le moulin à coton fonctionne jusqu’à la crise cotonnière dans années 1860. L’usine est transformée en corderie mécanique en 1880 par Jules Vallois qui y installe d’imposantes machines anglaises au rez-de-chaussée et de petites unités françaises à l’étage. Le coton récolté au sud des Etats-Unis, en Inde, en Egypte ou en Chine, arrivait par le port de Rouen. Les cordes câblées et les cordelettes tressées deviennent les spécialités de la maison. Les moulinés étaient utilisés pour fabriquer le câblé fin. Mais ils pouvaient également être vendus aux tapisseries pour réaliser les métiers à tisser. Le câblé, quant à lui, était destiné à servir de mèche pour briquets et bougies de corde à broches ou de filet de pêche, en fonction de sa grosseur. Elle fonctionnera jusqu’en 1978, date de sa fermeture !

Bobines, salle du rez-de-chaussée, la Corderie Vallois à Rouen © Laurence Hermeline

L’Hôtel Dubocage de Bléville (lien) au Havre

Situé au cœur du quartier Saint-François, cet hôtel particulier a appartenu à Michel Joseph Dubocage, navigateur, corsaire du roi et négociant de premier ordre. Après un voyage de 9 ans jusqu’en Chine, il rentre au Havre et achète cet hôtel particuler. Il y installe une grande maison de négoce maritime dotée d’un cabinet de curiosité.
Ce musée permet de découvrir des objets, estampes, plans, maquettes, tableaux… faisant référence à l’histoire du Havre et à son port.

Visite guidée de l’exposition le samedi et dimanche à 15h30 – Programme des ateliers et visites thématiques sur le site.

Le Musée Eugène Boudin (lien) à Honfleur 

Abrite une riche collection d’oeuvres réalisées par des peintres normands (Boudin, Courbet, Monet, Dubourg ou encore Dufy).
Au cœur de la peinture romantique et impressionniste de la région. L’une des salles est consacrée à une remarquable collection ethnographique, regroupant des costumes normands, des coiffes traditionnelles ou du mobilier typique.

Le vieux bassin de Honfleur, ses chalutiers et des façades du XVIIIè siècle à la tombée de la nuit © Office du tourisme de Honfleur

Mes coups de cœur, mes endroits préférés

ROUEN : 2000 maisons à pan de bois, la ville aux 100 clochers 

  • Le musée Le Secq des Tourelles, objets d’art de ferronnerie dans une église désaffectée.
  • L’aître Saint-Maclou et les ruelles à proximité avec leurs antiquaires (rue Martainville, rueDamiette).
  • La maison sublime (Sous le palais de Justice), le plus ancien monument juif de France, voired’Europe.
  • Le pont Boieldieu et ses statues des grands explorateurs.
  • Le portail des Libraires de la cathédrale Notre-Dame, l’escalier de pierre de la cathédrale.
  • La montée au sommet du Gros Horloge (panorama), le passage de la Petite Horloge non loin del’abbatiale Saunt-Ouen.
  • La ballade le long du Robec, rue de l’abreuvoir, musée national de l’éducation (reconstitutiond’une salle de classe 1900).
  • La grande mosaïque romaine de Lillebonne au musée des Antiquités.
  • La Musée maritime fluvial et portuaire de Roeun (hangar, quai Emile Duchemin).Manger au Café Hamlet, ouvert depuis printemps 2021. Une gourmandise à la Maison Vatelier.
Le Gros Horloge, pavillon de la Renaissance qui enjambe la rue par une arche surbaissée © leblogcashpistache.fr

Le HAVRE

  • MuMa : musée d’art moderne André Malraux (impressionnistes : Boudin, Renoir, Sisley, Monet…).
  • L’église Saint-Joseph tout en béton et ses milliers de vitraux multicolores, appartement témoin Perret et tout le centre-ville reconstruction Auguste Perret (UNESCO).
  • Gagner la ville haute (panorama) en funiculaire.
  • La maison de l’armateur, du XVIIIè siècle, propriété de plusieurs négociants et aujourd’hui musée des Arts décoratifs. Récrée l’ambiance raffinée une riche demeure bourgeoise.
  • Catène de conteneurs (sculpture, quai de Southampton), érigé en 2017 pour les 500 ans du Havre.
  • Le jardin japonais,2000 m2 en référence au jumelage des ports du Havre et d’Osaka.
  • La bibliothèque Oscar Niemeyer (atrium entouré de parois en béton brut et parquet sur chants en bois de châtaignier).
Panorama sur le Havre © Wikipedia

HONFLEUR : ses ruelles pavées, ses maisons à colombages

  • Le lever de soleil ou la ballade sur le vieux bassin (maisons du XVIIè et XVIIIè siècles) et ses vieux chalutiers.
  • L’église Sainte-Catherine, entièrement en bois (la plus grande de France), en forme de double coque de bateau, son clocher séparé fait de chêne est une annexe du musée Eugène Boudin.
  • Visiter les greniers à sel.
  • Les maisons Satie, musée consacré au compositeur, avec un audioguide qui se déclenche lors d’un parcours immersif.
  • Naturoscope (écosystème d’une forêt tropicale et une serre à papillons de 800 m2).
  • Le jardin des personnalités (10 ha) : promenade bucolique et culturelle avec bustes de personnalités natives de Honfleur ou y ayant séjourné (Monet, Boudin, Erik Satie, Baudelaire, Colbert…).
  • Le pont de Normandie (pont à Haubans : haut de 215 mètres et long de 2141 mètres).

Biographie « institutionnelle » Laurence Hermeline

Professeur d’histoire-géographie depuis 23 ans en collège REP à Evreux, formatrice Mémorial de la Shoah (niveau 4), formatrice Université d’été CNES Toulouse.
Conceptrice de serious game, élaboration de séjours pédagogiques.
Diplôme d’Etudes Approfondies en histoire ancienne grecque, Université de Rouen.
Officier de la réserve opérationnelle pour l’Armée de l’Air et de l’Espace, sur la base 105 d’Evreux, responsable de la division jeunesse. Intervenante Mémoire et patrimoine.
Certification Aptitude à Enseignement Aéronautique (CAEA).
Membre du jury départemental du CNRD (Concours national de la Résistance et de la Déportation). Ambassadrice des mémoires d’Evreux.
Européenne convaincue, partenariat actif avec la Maison de l’Europe de l’Eure.

© Laurence Hermeline

Pourquoi ce sujet ?

Mes centres d’intérêt sont assez éclectiques. Un lieu fascinant (ici la Corderie Vallois) et un sujet mémoriel suffisent à attiser ma curiosité. Comprendre les causes et conséquences d’un phénomène, déchiffrer les tenants et aboutissants, saisir les mécanismes, comment l’art et l’histoire se font écho… autant d’approches qui infusent mon intérêt pour une thématique historiographique.

La France a été la première nation à faire de la traité négrière un crime contre l’humanité ; cette année-là (2001), c’était le début de ma carrière de professeur. Tout comme les attentats du 11 septembre, ces événements ont eu un impact sur ma façon d’inculquer un savoir ancré dans la réalité et le temps présent. Aller sur des terrains inédits ou inexplorés, démonter des évidences trop ancrées : Le Havre et Honfleur sont bien juste derrière Bordeaux pour les expéditions négrières.

Questionnement abordé lors des cycles de formation : découverte des archives municipale du Havre au fort de Tourneville : journaux de bord montrant l’ampleur de ce commerce. Exploitation des représentations de la Marie-Séraphique, navire négrier nantais, représentations qui marquent les esprits des jeunes. Il me faut aller au delà des représentations, pour mieux saisir les différentes interprétations, les objectifs, les traces…

Comme pour l’étude de la Shoah, cette histoire et ses mémoires nous concernent tous. Ne pas oublier, rendre visible l’invisible, audible l’indicible…


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