Interview de Rémi HUPPERT, journaliste, humanitaire, écrivain et pianiste

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Le 21 décembre 2023 🎄 Nous nous sommes retrouvés dans le cadre d’une cérémonie religieuse. Nous avons échangé sur nos parcours, pris de nos nouvelles puis évoqué tes écrits, tes ouvrages. Je me suis intéressée au roman jazzy Un trio vraiment très Swing, et au roman autobiographique Lettre à Moïse que je n’avais pas encore pris le soin de lire. Tu m’as remis ces deux ouvrages que j’ai lus attentivement et que j’ai beaucoup appréciés. Aujourd’hui, nous sommes réunis autour d’un café chez toi à Paris. Merci, Rémi, de cette rencontre très sympathique, c’est un réel plaisir. Je vais te poser une première question.

Quels sont les grands marqueurs de ta vie ?

Mes voyages présentent certainement une dimension déterminante. Je suis parti très tôt à l’aventure. Je me souviens. A seize ans, j’ai traversé la moitié de la France à Mobylette. J’ai cherché mon chemin, me suis nourri au hasard et j’ai dormi dans des granges. Ce premier voyage m’a donné un avant-goût de ce que pouvait être l’aventure.

J’ai ensuite fait beaucoup de scoutisme dans ma jeunesse, comme scout et routier. Les longues marches, la vie dans la nature, les bivouacs m’ont habitué à un certain sens de l’effort et de l’inconfort.

Et puis, après mon baccalauréat, j’ai passé une année aux États-Unis. Ce fut une expérience très forte, d’abord parce qu’à dix-sept ans c’était la première fois que je séjournais longuement hors de France, ensuite par ce que je me suis retrouvé dans un État singulier, l’Alabama. Elle m’a permis de découvrir un monde complètement différent du nôtre, celui de la ségrégation en vigueur à l’époque dans la partie Sud des États-Unis. Les Blancs vivaient de leur côté et les Noirs de l’autre, ce qui n’était pas simple. Il y avait beaucoup d’incompréhensions et d’affrontements entre les communautés. Néanmoins, passer un an dans une high school américaine, découvrir les us et coutumes de l’Amérique des années soixante dans un Etat du Sud profond furent des expériences extraordinaires et déterminantes pour la suite de ma vie.

Ensuite, je suis rentré en France pour faire mes études supérieures. Cependant, l’envie de voyager ne m’a pas quitté. Toute ma vie, j’ai continué à voyager, à faire des missions internationales en Asie et en Afrique. Les voyages, les séjours à l’étranger ont véritablement marqué mon existence.

Quelles ont été tes expériences professionnelles en lien avec ces voyages ?

J’ai d’abord été coopérant en Tunisie, à la Banque Centrale de Tunisie, ceci pendant dix-huit mois. J’ai été très heureux de vivre dans ce pays, si différent et si proche du nôtre à la fois.

Ensuite, je suis devenu rédacteur au Journal Le Monde, métier itinérant fait de nombreux reportages sur le terrain, en France et à l’étranger, notamment en Afrique. J’y ai beaucoup appris, la rigueur, la concision, la nécessité de réagir vite face aux évènements.

Après trois ans au Journal Le Monde, désireux non seulement de poursuivre une vie nomade mais également de me rendre utile, j’ai rejoint l’Unicef, une agence des Nations Unies qui s’occupe des mères et de leurs enfants, pour aller travailler au Laos. L’Unicef gérait des programmes importants au Laos, au Vietnam, au Cambodge Je me suis efforcé de 1973 à 1975 d’y mettre en place des programmes humanitaires. A l’époque, le Laos n’était pas un pays touristique mais un pays en guerre. Rappelons qu’en 1973 sont signés les accords de Paris, posant les bases d’une paix possible entre les parties au combat, à savoir les pays de l’ancienne Indochine française. Les choses ne se sont pas passées comme prévu, puisque la guerre, très dure, a duré jusqu’en 1975. J’ai été fier de contribuer à ces programmes, un travail passionnant, exigeant et inoubliable.

Ensuite, je suis parti travailler pour la Banque mondiale en Mauritanie, un pays en proie à des conflits ethniques endémiques. Là encore, ce fut une rude expérience de travailler dans un pays démuni au climat désertique.

Au fond, cette première partie de ma carrière a été celle d’un observateur mais surtout d’un gestionnaire, souvent confronté à des dysfonctionnements humains et à des situations de pénurie matérielle.

Après plusieurs années, que ce soit avec la coopération française, le Monde, l’Unicef ou la Banque Mondiale, je suis rentré de mes missions. Le retour en France, je dois le dire, a été pénible.

Pourquoi ce retour en France a-t-il été si difficile ?

C’est un syndrome bien connu des humanitaires et des personnes qui partent dans des pays à contextes risqués. Il existe, je l’ai remarqué chez d’autres, un problème assez systématique de réinsertion au retour. Les personnes qui rentrent se sentent coupées. Leurs interlocuteurs (famille, amis, travail) n’ont pas vécu ces expériences et n’ont pas forcément envie d’entendre ce que l’on aimerait leur raconter.

Je dois dire que mes récits de l’époque n’ont pas connu beaucoup de succès. Or, j’aurais bien voulu, pour ma part, évoquer le contexte de pauvreté dans lequel les gens se trouvaient, ensuite la prise en main du Laos, du Vietnam et du Cambodge par des administrations de type communiste. Les gens n’avaient guère envie de parler de ces sujets. Et cela a entraîné chez moi une certaine souffrance de ne pas pouvoir partager davantage mon expérience.

Un peu comme les soldats ?

Oui, c’est un peu comparable, toutes proportions gardées.

Le second axe important de ton parcours est l’écriture.

Oui, elle a joué un grand rôle depuis la mi-temps de ma vie. Je dois préciser que l’écriture n’est pas venue chez moi facilement, au fil de la plume, mais plutôt sous l’empire du besoin. Quelques années après mon retour en France, je me suis mis à écrire. J’avais 35 ans environ. J’ai alors fait de l’écriture un refuge, un sas de décompression, tout autant que la lecture.

Car lorsqu’on écrit, il faut aussi beaucoup lire. On n’écrit pas tout seul « dans sa bulle », on commence par se nourrir des grands écrivains. Or, j’avais fait HEC puis un Doctorat de sociologie sur la Tunisie, exercices certes stimulants mais un peu techniques. Mes études ne m’avaient donc pas nécessairement doté d’une réelle culture littéraire, même si j’aimais beaucoup les lettres. Donc, je me suis lancé à corps perdu dans la lecture de l’œuvre de Marcel Proust, personnage extraordinaire, puis dans celles de Marguerite Yourcenar et de Chateaubriand plus tard. Je me suis aussi intéressé à la philosophie d’Héraclite, aux Stoïciens et au Taoïsme chinois qui m’ont dans les trois cas fasciné. Je dois dire que ces grands auteurs, ces génies de la pensée, m’ont énormément apporté. Sous leur influence, j’ai alors commencé à écrire des livres, des essais, des romans historiques y compris ceux dont tu as pu prendre connaissance.

En écrivant, j’ai renoncé à errer. Je me suis absenté du monde pour mieux y retourner, augmenté d’une sagesse, d’une candeur, d’une tendresse accrues. Cela m’a pris du temps. De même que l’invisible prolonge le visible, le sens se dévoile au-delà de l’absurde. Le sens s’arrache toujours au prix d’une certaine souffrance. Ainsi, écrire et vivre ne font plus qu’un projet grâce auquel émotions et idées s’enchainent sous l’effet de rencontres improbables, de recherches, de voyages.

Chaque livre revient à rédiger une lettre à l’Autre. Il serait vain si je le gardais pour moi, comme des pièces d’or cachées sous un matelas. J’adresse aux autres, avec mes mots, des messages d’empathie et peut-être d’amour, c’est ma façon de leur venir en aide, de leur rappeler qu’ils ne sont pas seuls. D’où l’importance du style. Il suffit de deux ou trois phrases qui sonnent justes, d’un paragraphe qui tient debout pour toucher le lecteur, rendre ses journées moins ennuyeuses, plus riches, plus lumineuses. Ce n’est pas que j’aime tant les mots. Ce sont des pis-aller, mais nous n’avons rien d’autre à nous mettre sous la plume. Ils tâtonnent, ne livrent pas toute la vérité. A la limite, ils ne signifient rien car le sens en est toujours caché. Il faut même parfois se méfier car ils nous emportent de leur élan et nous font dire autre chose que ce que nous avons voulu dire. Néanmoins, nous nous servons de ces coquilles pour partager nos rêves, nos idées, nos émotions.

L’écriture permet de se forger, de se sculpter. Il y a deux points à souligner à son propos : elle oblige à se tourner vers soi-même mais elle vous force aussi, comme je l’ai dit, à vous tourner vers les autres. Elle demande en tout cas beaucoup de travail. Lorsque l’on écrit un roman, l’on invente certes des personnages mais il faut aussi se documenter. A chaque fois que j’ai écrit des livres, j’ai fait de nombreuses recherches. Je me suis notamment beaucoup intéressé à la Chine, notamment à la ville d’Harbin, considérée comme la capitale de la Mandchourie, dans la Chine du Nord. Les Français ne connaissent pas bien Harbin. C’est pourtant une grande ville de plusieurs millions d’habitants, comme souvent en Chine. Elle a jadis abrité une communauté juive qui quitta la Russie à la fin du XIXème siècle en raison des pogroms. A l’époque la Mandchourie, terre assez ouverte et fertile, avait des ressources.

Voyant que cette communauté juive de Harbin était méconnue, j’ai écrit deux livres consécutifs Destin d’un juif de Chine et Au palais du ciel. J’étais à l’époque marié à une Chinoise. Cette épouse, malheureusement décédée, m’a beaucoup aidé à démarrer mes recherches. Celles-ci m’ont conduit d’abord en Chine puis en Israël où sont établis nombre de descendants de cette communauté juive, notamment à Tel-Aviv, où j’ai pu me rendre il y a une dizaine d’années avant de rédiger mes livres.

Quel est le lien entre Destin d’un juif de Chine, Au palais du ciel et le livre Lettre à Moïse ?

Les trois livres traitent de migrants auxquels j’ai voulu rendre hommage. Je pourrais y ajouter La partition de l’exil, qui raconte la vie d’un grand compositeur, Alexandre Tansman, qui, ayant quitté la Pologne pour s’installer en France, devint l’ami de Maurice Ravel et de George Gershwin. Il faut toutefois préciser que mes romans antérieurs Le voyage à Léningrad et Mourir à Grenade traitent également de la migration, du déracinement, de la quête identitaire, thèmes qui tissent constamment la trame de mes livres.

Lettre à Moïse est un livre plus tardif. Il s’agit cette fois d’un récit légèrement romancé de façon à restituer les décors et les façons de vivre d’une certaine époque. J’ai voulu raconter l’histoire de mon grand-père Louis-Charles Huppert, qui venait de Hongrie. Il quitta son pays natal en 1886 pour aller vivre aux États-Unis. A douze ans, il prit le bateau avec son père, un distillateur issu d’une famille plutôt modeste. Ils arrivèrent à New-York qui était loin de l’Eldorado que l’on se plait à peindre dans certains livres. C’était, en réalité, un monde violent, rongé par les trafics et les querelles entre communautés. Mon grand-père a passé sa jeunesse à New-York puis il est venu s’installer à Paris où il a rencontré ma grand-mère, Jeanne Lehmann, née, elle, à Buenos Aires, en Argentine.

En somme, j’ai souhaité, sur le tard, transmettre, écrire le récit d’une vie aventureuse sur laquelle nous disposions de très peu d’éléments dans ma famille. Heureusement, mes recherches ont été facilitées par les outils numériques actuels. J’ai pu grâce à des bases de données rassembler des éléments sur la filiation, les transports en bateaux, les visas, les adresses etc… et reconstituer ainsi le parcours de Louis-Charles Huppert. J’ai voulu, à travers Lettre à Moïse, donner son épaisseur à ce personnage mystérieux que je rencontrais quand j’étais un petit garçon et qui parlait le français avec un fort accent hongrois… ou américain.

Et puis, plus récemment encore, j’ai publié Un trio vraiment très swing, livre que tu as entre les mains. Il s’agit d’un retour à la veine romanesque, d’un roman historique mettant en scène trois personnages de fiction : une pianiste asiatique férue de Debussy qui se convertit au jazz, un pianiste noir du Sud des États-Unis installé à Paris et un saxophoniste de Chicago à la recherche de ses origines. Ces trois personnages interagissent dans les cafés de jazz du quartier Montparnasse ou du quartier latin des années 1960-1970. Le roman tente de donner une idée de la façon dont à l’époque les gens se cherchaient et se trouvaient à travers le jazz. Le jazz était pour eux non seulement un jeu, une passion, mais aussi une manière de forger leur identité et d’avancer dans la vie.

Un troisième thème que l’on pourrait évoquer est la musique.

Oui, je joue du piano depuis mon enfance. J’ai toujours aimé la musique. Le piano m’a beaucoup manqué durant mes absences de France. Il m’a aidé après mes voyages et séjours. A mon retour à Paris, j’en ai fait de nouveau mon compagnon de route. Depuis, je ne l’ai pas quitté, je continue de jouer presque tous les jours. Ecriture du matin, promenade l’après-midi, piano en soirée, les choses se tiennent.

Interview de Rémi HUPPERT, journaliste, humanitaire, écrivain et pianiste © Valérie Desforges

En ce moment, je travaille les sonates de Haydn. Elles sont merveilleuses de légèreté et d’invention mais comportent aussi des accents mélancoliques d’une grande profondeur. J’admire aussi Claude Debussy, un génie français incomparable. Au fond, je dois dire que si je n’avais pas eu l’écriture et la musique ma vie n’aurait pas pu s’épanouir harmonieusement par la suite. Si l’ouverture vers l’extérieur, vers l’autre, a beaucoup marqué ma vie, je pense que je me suis également construit à travers l’écriture et le piano.

Es-tu en cours d’écriture au moment où l’on se parle ?

Je travaille en effet à mon prochain livre. Il s’écartera cette fois de la veine romanesque, pour retracer les étapes de mon parcours, mes voyages, mon rapport à l’écriture et à la musique.

J’y évoquerai ma passion pour la marche au long cours qui m’a notamment conduit, ces derniers mois, à cheminer seul d’Aix-la-Chapelle à Roncevaux, en traversant toute la France en diagonale et en logeant chez l’habitant, une expérience extraordinaire de ressourcement et de découverte de la variété de notre beau pays.

Il y sera question de l’Asie pour les raisons que j’ai déjà évoquées. Mais j’y mettrai aussi à l’honneur l’Afrique, où je suis retourné à de nombreuses reprises tout au long de ma vie professionnelle, en qualité de consultant pour la Banque Mondiale ou pour l’Union Européenne. L’Asie, l’Afrique, j’aime ces deux continents qui m’attirent depuis longtemps. Dans les deux cas, ils ont beaucoup à nous apprendre.

Ce sera donc un livre aux accents autobiographiques. Il comportera aussi, je l’espère, une dimension spirituelle et philosophique de nature à permettre un partage. Transmettre, partager, que me reste-t-il d’autre à faire ?

« Statuettes en bois et en bronze, souvenirs de mes voyages en Afrique » Rémi HUPPERT © Valérie Desforges

Un remerciement Rémi pour ce moment précieux. Je te souhaite de belles fêtes de fin d’année auprès de tes proches, je pense à tes sœurs Isabelle Huppert, Élisabeth Huppert, Caroline Huppert, Jacqueline Huppert et toute la famille.

Une pleine inspiration pour ton ouvrage en cours d’écriture et le plaisir de lire dès aujourd’hui Le Cygne de Saigon aux Editions L’Harmatan.

Rémi HUPPERT, auteur des romans Lettre à Moise (Petit Pavé), Un trio vraiment très swing (Petit Pavé ), Le cygne de Saigon (L’Harmattan) © Valérie Desforges

A J-3 du Réveillon de Noël, je vous invite à consulter les ouvrages de Rémi auprès de votre libraire ou sur les plateformes (Fnac, Cultura, Amazon…).

Je m’attache à vous remercier chaleureusement pour votre fidélité au media Miss Konfidentielle et à vous souhaiter de merveilleuses fêtes ! 🎄


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