Tribune de Alain BAUER, Alexis DEPRAU et Gilles FERRAGU, coauteurs du livre “Juger les terrorismes. Regards croisés de la criminologie, du droit et de l’histoire” (Éditions du Cerf)
Comme son nom l’indique, Juger les terrorismes. Regards croisés de la criminologie, du droit et de l’histoire (éditions du Cerf), est un ouvrage unique parce qu’il permet d’aborder l’histoire des procès qui se sont tenus à travers trois prismes, celui de l’histoire tout d’abord, mais ensuite des procès qui nous sont contemporains avec la criminologie et le droit, jusqu’aux procès actuels, en abordant la manière dont les auteurs et complices de ces actes horribles ont été jugés.
La France a l’expérience du terrorisme contemporain depuis la Révolution de 1789. Elle en a même inventé le terme. Expérimenté les modes opératoires. Exporté le produit. Depuis l’invention du concept politique de terreur – un mode d’exercice du pouvoir d’Etat marqué par l’élimination de ses adversaires intérieurs (Royalistes, Chouans, Catholiques réfractaires à la constitution civile du clergé́, Révolutionnaires trop « mous » ou trop Girondins…), puis de contre-terreur par ceux-là̀ mêmes qui en furent victimes.
Pour rappel, l’expression politique de la terreur a été utilisée pour la première fois durant la Révolution française, où le régime de la Convention souhaita « mettre la terreur à l’ordre du jour » le 5 septembre 1793. Robespierre déclara même le 5 février 1794 que « si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur ». Fait tragique à noter, de juin 1793 à juillet 1794, presque 500 000 mille français furent emprisonnés, 300 000 assignés à résidence et 42 000 guillotinés ou exécutés.
Plus proche de nous, le terrorisme fut aisément identifiable : tout était relié à Moscou ou à Washington. Mais En 1989, après une étrange décennie qui vit l’Occident ne rien comprendre de trois éruptions majeures subies en 1979 (l’assaut contre la Mecque, l’invasion de l’Afghanistan par l’armée rouge, la chute du Shah d’Iran), qui vit l’échec soviétique contre les rebelles afghans, la chute du mur du Berlin et l’affaiblissement provisoire de l’URSS.
En 1995, Khaled Kelkal, prototype de l’hybride, du gangsterroriste, issu de la criminalité́ et de la délinquance et passé au service du GIA Algérien, lançait une campagne d’assassinats et d’attentats à la bombe. Si les relations entre crime organisé et terrorisme sont toujours nombreuses, notamment en termes de logistique, si les pratiques d’impôt révolutionnaire sont également synonymes de racket, si les trafics servent aussi de financement à l’action politique, c’était la première fois qu’un pur criminel de droit commun passait directement au terrorisme jihadiste. Hors de tout cadre habituel, il n’avait pas été repéré par les services de renseignement, et faute de série longue, on oublia vite ce qui le caractérisait.
En mars 2012, quelques semaines avant l’élection présidentielle, des soldats sont tués ou blessés à Toulouse. Le 19 mars, quatre personnes dont trois enfants, sont assassinés devant une école juive. L’auteur de ces meurtres, Mohammed Merah, est un Franco-Algérien de 23 ans, petit délinquant devenu terroriste islamiste.
Depuis l’attaque de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher en janvier 2015, puis du Stade de France, du Bataclan et des cafés alentours en Novembre de la même année, ensuite des micros opérations menées par des opérateurs terroristes isolés (mais très peu « solitaires ») dans tout l’Occident, dont certains aux effets désastreux en termes de victime comme à Nice en Juillet 2016, les gouvernements hésitent devant des modèles simples qui se traduisent au gré́ des échecs par des mouvements qui ressemblent soit à la bataille d’Azincourt, soit à la ligne Maginot (en oubliant le nombre étonnant de références à la Muraille de Chine dont on rappelle hélas moins souvent qu’elle n’arrêta quasiment aucun envahisseur)…
La réalité́ est souvent difficile à accepter et s’adapte rarement à la bureaucratie et aux cerveaux formatés. Ce qui arrive aujourd’hui n’est pourtant pas une surprise stratégique. C’est une évolution dans une chaîne d’évènements qui se déroule depuis les années 1980, mais qui n’avait pas été correctement identifiée.
Au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, des hybrides sont apparus. Des guérillas dégénérées, des États faillis, des narco-États, des gangsterroristes ont vu le jour. Les FARC en Colombie, les pirates en Somalie, les bandits de Karachi, certains gangs indiens, AQMI au Mali et au Niger, les cartels sud-américaines, les milices Houthis, sont aujourd’hui des forces militaires qui n’utilisent pas seulement l’impôt révolutionnaire pour des objectifs politiques. Ils sont des hybrides et des mutants. La plupart du temps criminels, parfois terroristes.
Les Occidentaux, plutôt que de chercher à comprendre ou simplement à connaître leur(s) adversaire(s), ont préféré́ en inventer un qui leur convienne. Cet ennemi de confort est donc combattu non pas en fonction de ce qu’il est mais de ce que l’Occident souhaite qu’il soit. On l’a sous-estimé, ignoré pour éviter de comprendre ce qu’était la complexité́ dynamique des opérateurs hybrides sur le terrain. Et souvent les médias ont décidé́ d’y croire. De ce qu’on veut appeler Al Qaïda à ce qu’on ne veut pas appeler l’État Islamique ou le Califat, les réticences à la compréhension de la réalité́ restent nombreuses.
Surtout, le terrorisme singulier est devenu pluriel. On y trouve de façon résiduelle des professionnels du terrorisme d’État entre retraite, sénilité́ et mercenariat, des « golems » créés par des États et qui s’en sont émancipés pour agir en fonction de leurs propres intérêts, des hybrides nés dans le crime et espérant la rédemption par la terreur, mais toujours en liaison avec des organisations, et, aussi, des lumpen-terroristes, souvent illuminés, décidant sous l’impulsion de passer à l’acte. Ici et là, rarement, un « loup solitaire » à la Kaczynski, à la Breivik ou peut-être à la Tarrant.
Ce condensé d’opérateurs sur le déclin et de nouveaux venus, impose aux services de sécurité́ des États de sortir de la logique du prêt à penser anti-terroriste pour se lancer dans le sur-mesure. L’espion à l’ancienne n’a sans doute pas disparu, mais il se trouve un peu relégué́ par la concurrence inattendue d’ennemis que nous ne connaissons pas vraiment, bien que nous les ayons parfois fabriqués nous-mêmes. Voilà̀ pourquoi il faut essayer, comme dans tous les épisodes terroristes précédents, de trouver le bouton stop qui conditionne le retour vers la paix.
Hésitant entre juridictions ordinaires, extraordinaires et entre-deux, les procès pour terrorisme questionnent le rapport entre des sociétés souvent modernes, libérales et démocratiques et le Jihadisme. Les pays occidentaux ont construit, en Italie, en Grande Bretagne, en Espagne, en Allemagne, en France, aux États Unis, un arsenal juridique permettant de faire face à la menace terroriste venue des extrêmes « politiques » (Anarchistes, Brigades Rouges, IRA, ETA, RAF, NAPAP, GARI, Action Directe) puis de s’adapter à une « nouvelle » menace, religieuse et eschatologique, hybride, apparue à partir de 1995, en France encore, avec le « groupe de Roubaix » ou Khaled Kelkal.
Il ne s’agit pas dans cet ouvrage de tenter de redéfinir le terme, tout en expliquant rapidement son évolution et ses interprétations cependant. Si nous en restons à l’acceptation contemporaine et coutumière, il s’agit d’un mode d’action faisant usage de la terreur. Cette méthode de communication par la violence doit faire naître un sentiment de peur, d’insécurité et, au-delà, impacter l’opinion pour la forcer à la négociation ou à la reddition. A l’effet de sidération, l’acte terroriste ajoute des revendications ou injonctions de tous ordres, sociales, politiques et idéologiques qui s’opposent à l’ordre établi. Le terrorisme ne se construit pas indépendamment du contexte civilisationnel dans lequel il évolue. Mais c’est surtout les modalités de son utilisation dans le contexte pénal qui nous intéressera ici.
Ainsi il n’est pas exagéré de postuler la construction des sociétés modernes et des terrorismes : non seulement les États ont façonné la forme du terrorisme et la manière d’appréhender le phénomène, mais le terrorisme a également contribué à l’évolution des sociétés au cours du temps. Pour découvrir les ressorts insoupçonnés de cette boucle, nous analyserons la façon dont les premières jugent, au sens pénal du terme, les second à travers les âges.
Selon l’ONU, une réponse efficace et axée sur la prévention du terrorisme devrait comporter un élément de justice pénale solide, guidé par un cadre juridique normatif et ancré dans les principes fondamentaux de l’État de droit, des procédures régulières et du respect des droits de l’homme. Les auteurs d’actes terroristes, tels que définis dans les instruments juridiques universels contre le terrorisme, sont des criminels et doivent donc être traités par la justice pénale, qui est le mécanisme le plus approprié et le plus équitable pour garantir que la justice soit rendue et que les droits de l’accusé soient protégés. Outre cette fonction essentielle, les approches de la justice pénale en matière de terrorisme prévoient également des mécanismes de prévention efficaces, notamment des interventions qui ciblent le financement des terroristes et des organisations terroristes et qui permettent d’intercepter les complots visant à commettre des attentats et d’interdire l’incitation au terrorisme.
Pour apporter une réponse pénale efficace au terrorisme, les États ont besoin de régimes juridiques et de systèmes de justice pénale antiterroristes fonctionnant correctement, ainsi que de la capacité de traiter des affaires pénales potentiellement complexes et de s’engager efficacement dans la coopération internationale en matière de justice pénale.
Quoi qu’il en soit, le terrorisme (ou plutôt les terrorismes) est un phénomène complexe et en constante évolution. Ses motivations, ses mécanismes de financement et de soutien, ses méthodes d’attaque et le choix de ses cibles sont en constante évolution, ce qui ajoute à la complexité d’une stratégie efficace pour le contrer. En outre, sa nature de plus en plus transnationale exige une coopération renforcée en matière de justice pénale entre les États afin de priver de refuge ceux qui commettent ou tentent de commettre des crimes terroristes. Le terrorisme est véritablement devenu une menace mondiale qui nécessite une réponse globale et axée sur la prévention. Celle-ci devrait comprendre un large éventail d’initiatives à court et à long terme, allant du traitement des conditions sous-jacentes propices à la propagation du terrorisme au renforcement de la capacité des États à le prévenir et à le combattre.
Dans la mesure où les activités antiterroristes sont fondées sur un processus de justice pénale efficace qui respecte les principes de l’État de droit et des droits de l’homme, elles peuvent offrir une réponse pacifique, responsable et légitime au terrorisme. Ce type de réponse de la justice pénale au terrorisme peut contribuer à éviter une escalade de la violence et le recours à la force en dehors des protections et des garanties procédurales offertes par les procédures légales. Il peut renforcer l’engagement d’une société en faveur de l’État de droit et des droits de l’homme, même en cas de menace terroriste.
Cependant, le rôle du système de justice pénale dans la lutte contre le terrorisme est difficile. En effet, l’objectif premier des stratégies de lutte contre le terrorisme doit être d’empêcher les incidents terroristes de se produire. La réalité, cependant, est que de nombreux systèmes de justice pénale sont actuellement plus aptes à répondre aux crimes et à les punir après coup qu’à les prévenir. Souvent, les pratiques actuelles de la justice pénale sont inefficaces lorsqu’il s’agit d’empêcher les conspirations terroristes d’atteindre leur but. Une stratégie de justice pénale préventive et tournée vers l’avenir pour lutter contre la violence terroriste nécessite un système complet d’infractions substantielles, de pouvoirs et de techniques d’enquête, de règles en matière de preuve et de coopération internationale. L’objectif est d’intégrer de manière proactive des mécanismes de fond et de procédure afin de réduire l’incidence et la gravité de la violence terroriste, et ce dans le respect des contraintes et des protections strictes du système de justice pénale et de l’État de droit.
Les systèmes de justice pénale ont abordé ces défis différemment, en fonction de leur tradition juridique, de leur niveau de développement, de leur sophistication institutionnelle et de leur propre situation. Dans certains cas, la perception d’un besoin urgent de répondre à une menace spécifique a conduit les États à improviser de nouvelles approches et, ce faisant, à repousser à l’extrême les limites de leur droit pénal et de leurs procédures.
A chaque attentat, on modifie la procédure. Pour trouver le juste dispositif entre justice d’exception et exceptions au système. Pour protéger les jurés menacés, pour ne pas dépendre d’un seul juge. Pour montrer qu’une démocratie peut se défendre sans sombrer dans l’excès.
Du procès Jésus aux sections spéciales, de la cour de sûreté de l’État aux juridictions spécialisées, d’avant la définition même du concept politique de la terreur en 1793 à la modernisation de l’outil judiciaire en 1986, puis aux adaptations depuis les attentats de 2001, la modeste tentative de cet ouvrage a consisté à analyser les facteurs de l’évolution de la justice et sur sa faculté de juger des terrorismes.
L’AVIS DE MISS KONFIDENTIELLE :
Un livre passionnant sur un sujet terrible que je vous conseille, très bien fait, à lire au calme à l’approche de l’été et à prêter à votre entourage. Je remercie Alexis DEPRAU pour nos échanges de qualité sur l’ouvrage. Et vous invite à prendre connaissance plus avant du parcours de Alain BAUER en lisant son interview pour Miss Konfidentielle.