Connaissez-vous l’histoire de la Grande Boucle ? par Jean-Luc Boeuf

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C’est en discutant avec Jean-Luc Boeuf sur tout un tas de sujets sympathiques que l’histoire de la Grande Boucle a retenu mon attention. Passionné par la thématique, Jean-Luc Boeuf m’a beaucoup appris. De là est venue l’idée de partager avec vous une partie de son savoir avant le Tour de France 2022 !

Jean-Luc Boeuf est actuellement conseiller du directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN) pour les relations avec les élus et les collectivités. Dans son parcours, il a notamment été directeur général des services (DGS) en commune (La Roche-sur-Yon, Quimper), en intercommunalité (Quimper Bretagne occidentale), en département (Eure, Val d’Oise, Bouches-du-Rhône, Drôme) et en région (Franche-Comté). Il est l’auteur d’ouvrages sur la décentralisation et sur le Tour de France. Il est également colonel de la réserve opérationnelle de la Gendarmerie nationale.

1903. La France sort à peine de l’affaire Dreyfus, dans une IIIe République marquée par de nombreuse «poussées de fièvre hexagonale ». Le régime a du mal à s’enraciner concrètement dans les « petites patries », en étant toujours meurtri par l’amputation des provinces perdues d’Alsace-Moselle en 1870-71. Les écoliers de l’école de Jules Ferry, « gratuite, laïque et obligatoire », étudient tous Le Tour de la France par deux enfants. Ce livre, publié à plus de 7 millions d’exemplaires en une génération, est devenu le véritable « petit livre rouge de la République », en entendant rendre la patrie visible et vivante. Dans ce contexte, un directeur de journal sportif, Henri Desgrange, fonde une épreuve qui va rencontrer, dès sa création, un très vif succès. Cette épreuve, c’est le Tour de France et Henri Desgrange est influencé par Maurice Barrès… lequel collabore d’ailleurs au journal L’Auto.

Cette alliance entre les patriotes et les républicains va trouver dans le Tour de France un allié surprenant, en confortant la croyance en l’unité géographique du pays. Car le territoire que le Tour va mettre en scène progressivement est unifié et quasi hexagonal, protégé par ses frontières naturelles, mers et montagnes.

Du côté des terroirs, de ces provinces traversées, de la province même pour employer un terme parisien un brin condescendant, la présence des élus sur les routes du Tour est une constante de l’histoire de la Grande Boucle. Maires des villes étapes, présidents d’assemblées élues, et même certains présidents de la République manquent rarement l’occasion d’accueillir les coureurs sitôt la ligne d’arrivée franchie, de se mêler à la foule des spectateurs, de profiter de la présence des médias pour dire publiquement leur amour de la Grande Boucle.

Considérée ainsi à l’aune des territoires, la Grande Boucle révèle trois temps forts sur la longue durée :

1. Les fondateurs : ils ont « emmené la République au village » ;
2. Les développeurs : ils ont enraciné l’épreuve dans la France des terroirs ;
3. Les décentralisateurs : ils communiquent sur leurs collectivités, dans la foulée des grandes lois sur les pouvoirs locaux des années 1980.

1. Les fondateurs

Dans un pays meurtri par la défaite de 1870, le Tour de France 3st également l’occasion d’une régénération morale et physique de la Nation. L’ombre de l’affaire Dreyfus plane sur les débuts du Tour de France. En effet, derrière ce qui, au début du XXe siècle, est une rivalité commerciale entre deux journaux – Le Vélo de Pierre Giffard et L’Auto d’Henri Desgrange – les positions contraires des protagnnistes lors de cette « poussée de fièvre hexagonale », pour paraphraser l’historien Michel Winock vont favoriser la naissance de la Grande Boucle. Contraints d’organiser des manifestations toujours plus spectaculaires, les journalistes de L’Auto mettent sur pied l’idée d’un Tour reliant les principales villes de France : ce sera le Tour de France. Comme pour se réapproprier symboliquement les « provinces perdues », le Tour traverse la Moselle dès sa troisième édition, en 1906. Henri Desgrange sollicite pour cela les autorisations nécessaires auprès du gouverneur allemand.

Premier effet concret de cette « République des maires », c’est l’énergie que vont déployer, dès les premiers Tours de France, les maires des villes étapes pour accueillir sans les meilleures conditions possibles la Grande Boucle. Il est important de rappeler que ceci se situe dans la droite ligne de la loi du 5 avril 1884, la « grande loi municipale », qui a véritablement lancé la décentralisation dans les quelque 38000 communes en édictant comme règle principale que « le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune ». Certes, le choix du tracé est imposé aux maires par les organisateurs. Mais ces maires retenus, les heureux… élus en quelque sorte, s’en accommodent fort bien !

2. Les développeurs 

Pour s’enraciner dans les terroirs, le Tour de France devient cette admirable occasion de parcourir, de connaître donc d’aimer la « France magnifique, accueillante, vibrante… dont les coureurs sont les missionnaires de cette croisade annuelle » selon les propos d’Henri Desgrange dans les années 1930. Dans ces conditions, cette époque des développeurs a rendu possible l’enracinement de l’épreuve dans cette France des terroirs, animée par les édiles.

La localisation des villes étapes s’est située sur ou à proximité du « chemin de ronde » jusqu’en 1939. En revanche, depuis les années 1950, le parcours a évolué, notamment sous l’influence des politiques d’aménagement du territoire conduites au niveau national. Elles se sont traduites, pour la Grande Boucle, par des tracés s’écartant de plus en plus de ce chemin de ronde. D’une conception de Paris visitant la France au début du XXe siècle, le Tour est ainsi passé à une approche de « Paris composant avec la province ». Sur la France du chemin de ronde, Luchon, la « reine des Pyrénées » est devenue célèbre en grande partie grâce au Tour de France. Dès 1910, les coureurs partent à l’assaut des Pyrénées, alors que les routes conduisant aux célèbres cols de l’Aubisque, du Tourmalet, d’Aspin et de Peyresourde tiennent davantage du chemin de mulet que du chemin de pierres. La présence des notables élus sur la route du Tour est une constante de son histoire. Préfets, maires, parlementaires présents au départ et à l’arrivée de chaque étape confèrent au Tour un caractère solennel. Cette dimension festive a été encouragée de tout temps par les politiques et les élus locaux.

3. Les décentralisateurs 

Le Tour de France aura contribué à masquer le retrait progressif du monde rural en donnant l’illusion de la permanence, sans changement, de cette France des terroirs. Cette illusion sera d’autant mieux entretenue  qu’avec l’augmentation de la durée des congés payés, l’été va se révéler comme la période idéale, et donc mythifiée, du « retour au pays ». Solidement ancré dans un monde de traditions fortes, le Tour sécurise une population d’origine rurale, urbanisée récemment et rapidement. D’où la focalisation demeurée vivace sur l’affrontement homérique entre Jacques Anquetil et Raymond Poulidor en 1964. Jacques Anquetil, c’est le métronome, l’homme chronomètre, perçu comme distant et emblématique de cette nouvelle France industrielle. Dans les terroirs, cette France hexagonale, sur laquelle le Tour a forgé sa légende rencontre d’autant plus de succès qu’elle renvoie à une vision protectrice du pays et de la Nation.

La topographie du Tour de France s’est naturellement imposée à ses concepteurs, lors de la concrétisation de l’idée de Grande Boucle. La localisation de Paris tient dans ces conditions une place privilégiée : Henri Desgrange n’a pu aller à l’encontre de la suprématie parisienne. La capitale sera ville de départ et ville d’arrivée de 1903 à 1950 ; l’édition de 1926 constituant à cet égard une exception. Dans les années 1950, le parcours du Tour permet de (re)découvrir les paysages d’une France en pleine mutation. Le Tour de France va modifier sa stratégie à cette époque, à l’heure de la décentralisation industrielle et de la planification triomphante ; alors que la volonté de rééquilibrer les rapports entre Paris et la province est forte.  « Il est de la vocation du Tour d’insuffler un élan à ces coins de France trop souvent oubliés » relève Jean-Marie Leblanc, alors directeur du Tour de France, lorsqu’il décide que le Tour fera étape à Mende en 1995, deux ans après la tenue d’un comité interministériel de l’aménagement du territoire (CIAT) dans cette même ville chef-lieu du département le moins peuplé de France.

Par son caractère hexagonal, la Grande Boucle a longtemps incarné une France continentale et plutôt refermée sur elle-même. D’exceptionnel dans l’Entre-deux-guerres, le franchissement s’est aujourd’hui largement banalisé : en outre, les itinéraires se font discontinus pour donner et garder à l’espace un rythme rapide, conforme à ce trait de nos sociétés contemporaines.

À l’image du Tour de la France par deux enfants présenté comme le « petit livre rouge de la République », la Grande Boucle s’est affirmée, elle, comme le « petit livre jaune de la République » grâce à son célèbre maillot. Trois mots en symbolisent le succès, à l’aune des collectivités locales :

1. Permanence

Consacré « lieu de mémoire » par Pierre Nora, le Tour de France est une formidable pédagogie du territoire national. Son tracé évolutif, qui a revisité les petites patries, a fini par imposer une image hexagonale du pays. Chaque été, grâce au Tour de France, les Français renouent avec un monde rural oublié.

2. Fête

Fête moderne de l’époque industrielle et sportive, la Grande Boucle s’inscrit dans le succès des sports de masse. Grand rite tous les ans renouvelé, le Tour ne s’enferme pas dans la bulle sportive mais compose toujours avec le public. Sinon, il eût été emporté par les affres du dopage de ce début de siècle.

3. Racines

Finalement, ces héros de l’imaginaire collectif renvoient à ceux de notre passé, de notre mémoire collective qui associe l’histoire populaire, telle que l’illustrent L’Histoire de France de Lavisse et l’histoire ses rois et des princes. Et comme le décrit magnifiquement Jean d’Ormesson, dans son roman Au plaisir de Dieu, « beaucoup plus que Deschanel, que Fallières, que Lebrun, Petit-Breton et Antonin Magne étaient les successeurs de Saint-Louis et d’Henri IV, puisqu’ils soulevaient le peuple et que le peuple les aimait. »

Dans nos sociétés ouvertes, désenchantées et largement désacralisées, le Tour de France demeure par sa permanence et son côté festif l’un des points d’ancrage de la République décentralisée.


Il est strictement interdit de copier tout ou partie de l’article sans autorisation préalable écrite de Valérie Desforges.

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