Interview de David TOUVET, Coordonnateur de la délégation du Parquet européen en France

Le 04 mars 2022 – Alors que la France assure la présidence du Conseil de l’Union européenne depuis le 1er janvier 2022, Miss Konfidentielle a eu l’honneur de rencontrer David TOUVET, coordonnateur de la délégation du Parquet européen en France. Le contexte était celui de son intervention au 1er cycle de la citoyenneté de l’IHEMI, au palais de justice de Paris. Le Parquet européen qui a démarré ses activités opérationnelles le 1er janvier 2021 est un organe indépendant de l’Union européenne (UE) regroupant 22 des 27 États membres de l’UE selon la méthode de la coopération renforcée. Une institution qui œuvre avec grande efficacité. Découvrons ensemble son rôle, son fonctionnement et ses résultats concrets de l’intérieur grâce à David TOUVET qui a fait preuve d’un sens de la pédagogie fort appréciable lors de notre entretien. Nous ferons aussi connaissance avec lui.

Bonjour Monsieur,
Le Parquet européen n’est pas à ce jour une institution familière pour les français.
Pour autant, elle est essentielle. Quelles en sont les raisons ?

Il ne faut pas avoir peur des mots, il s’agit d’une véritable révolution !
Nous parlons de la 1ère institution judiciaire supranationale au monde, indépendante et qui exerce elle-même l’action publique. Elle dirige des enquêtes et engage des poursuites concernant les infractions pénales qui portent atteinte aux fonds publics européens.

En termes d’intégration européenne, c’est extraordinaire, c’est presque étonnant que l’on ait pu parvenir à un tel résultat en 2017 dans le contexte de crise lié au Brexit.

Mais je relève également que c’est précisément dans les situations de crise (et l’UE en a connu beaucoup), que naissent les outils les plus efficaces au sein de l’Union européenne. On l’a vu avec la mise en place du mandat d’arrêt européen après les attentats du 11 septembre 2001. Plus récemment, avec un plan de relance sans précédent suite à la crise du Covid-19. Et l’actualité que nous vivons, avec une guerre aux portes de l’UE, me semble montrer que dans ces circonstances dramatiques, les Etats de l’UE retrouvent des réflexes communs.

2020 : On installe donc le Parquet européen, dont le siège est situé à Luxembourg, avec une coopération renforcée à 22 États sur 26 (on exclut le Danemark qui bénéficie d’une clause spéciale d’ « opt out »). Il en manque alors 4 seulement : la Pologne ; la Hongrie ; l’Irlande qui cultive un certain particularisme et la Suède en raison d’un blocage politique interne dont on peut penser raisonnablement qu’il pourrait bientôt être levé.

C’est donc une révolution et cette institution nouvelle a commencé ses activités opérationnelles le 1er juin 2021 sous l’égide de sa cheffe Laura CODRUTA KÖVESI, entourée de 22 procureurs européens, dont Frédéric BAAB, procureur européen désigné pour la France.

Le Parquet européen, ce sont également des échelons « décentralisés » dans chaque Etat participants, à travers une centaine de procureurs européens délégués, dont actuellement quatre pour la France, qui concrètement dirigent les enquêtes et les poursuites au jour le jour.

En 8 mois, le Parquet européen a déjà enregistré plus de 2 500 signalements, plus de 500 enquêtes ont été ouvertes et le préjudice potentiel est estimé à 5 milliards d’euros.

Notre travail est de protéger les deniers publics européens. C’est pour cela que l’on s’attache à la notion de préjudice. Le détournement des deniers européens intéresse moins le public français que les mauvais usages des fonds publics « nationaux », alors que cet argent sort des mêmes poches : celles des contribuables européens !

Le Parquet européen est intervenu à un moment clef où l’Europe engage un plan de relance sans précédent pour soutenir le développement régional, économique, des entreprises suite à la crise provoquée par la pandémie de Covid-19.

Il en va donc de la crédibilité des politiques européennes (soutien à la transition écologique, développement économique, soutien au développement régional …). Tout cela n’a du sens que si les fonds publics ne sont pas détournés.

Vous évoquez le sujet des fonds publics européens détournés.
De quels types d’infractions parlez-vous ?

Notre compétence se définit de manière précise avec 2 volets : les fraudes aux recettes et les fraudes aux dépenses de l’UE.

Les fraudes aux recettes :

Je pense aux escroqueries à la TVA (carrousels de la TVA : ventes de téléphones, véhicules, droits sur la taxe carbone …). Dans ce cas, nous prenons en charge les dossiers dont le préjudice est estimé supérieur à 10 millions d’euros.

Là on touche à une criminalité organisée, opportuniste, qui fait de la fraude à la TVA tout comme elle peut se tourner vers d’autres formes d’escroqueries. Ce qui permet de recycler le produit d’autres infractions.

Ensuite, les droits de douane. C’est très concret. Nous cherchons à poursuivre les activités de sociétés qui importent des produits sur le marché européen sans régler par exemple les droits dits « anti-dumping ». Beaucoup d’exemples proviennent de Chine. C’est en réalité de la concurrence déloyale car ces acteurs économiques ne jouant pas le jeu d’un certain nombre de droits à respecter.

En cette matière, le seuil de compétence est assez bas, il est de 10 000 euros. Ce qui représente potentiellement beaucoup de dossiers.

Les fraudes aux dépenses :

Les subventions de l’UE sont engagées sous certaines conditions qui ne sont pas toujours respectées :

La PAC : la politique agricole commune mise en place trouve son origine principalement sur des mesures de contrôle des prix et de subventionnement visant à moderniser et développer l’agriculture.
Elle pose aussi des conditions pour les agriculteurs (bien-être animal, modes de production plus écologiques…) ; Notre mission est donc liée aux finances publiques mais  aussi à la transition écologique.

Le FEDER (fonds européen de développement régional) intervient dans le cadre de la politique de cohésion économique, sociale et territoriale. Le FEDER est l’un des fonds structurels européens. Il vise à renforcer la cohésion économique et sociale au sein de l’Union européenne en corrigeant les déséquilibres régionaux.

Le FSE (Fonds social européen) : ce financement aide les plus démunis. Les fraudes dans ce domaine sont d’autant plus choquantes..

Le constat que l’on fait sur le volet dépenses est que le Parquet européen vient vraiment combler des lacunes.

Le sénateur Patrice JOLY en 2019 avait publié un rapport démontrant la faiblesse du taux de fraude signalé en France : à peine 0,29% des fonds engagés.
Cela posait 2 hypothèses : Est-ce que tout le monde joue le jeu ? Ou bien existe-t-il un problème de détection ?

Comme nous sommes des procureurs, nous avons sans doute l’esprit mal tourné et pensons que la seconde option est la plus probable !

Depuis juin 2021, mes trois collègues et moi-même avons multiplié par 7 le nombre d’enquêtes judiciaires en cours en France sur des atteintes aux intérêts financiers de l’UE. Nous en sommes au début de notre activité et cela va donc encore se développer.

Pour cela, nous travaillons notamment avec les administrations en charge des fonds européens telles que
– Bercy,
– la direction des enquêtes douanières (DED),
– le service d’enquêtes judiciaires des finances (SEJF),
– la cour des comptes,
– les chambres régionales des comptes,
– mais aussi les régions dont chacune dispose d’un correspondant anti fraude – lAgence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) annoncée par le président de la République lors de la Conférence nationale des territoires en 2017 et créée par la loi du 22 juillet 2019 (Exemple, Mohamed Douhane)

Le parquet européen permet de découvrir un univers peu connu des autorités judiciaires. Je pense par exemple à l’Agence de services et de paiement, (ASP), rattachée au ministère de l’agriculture..

On s’appuie aussi sur la Mission interministérielle de coordination anti-fraude (MICAF) chargée d’élaborer un plan national contre la fraude auquel nous avons  été associés très tôt.

Il y a une vraie culture de confiance à mettre en place entre ces administrations et l’autorité judiciaire que nous sommes. Tous ces acteurs peuvent éviter que nous soyons malvoyants sur ces champs de compétence. Nous voulons donc créer des liens de confiance avec eux.

Quel est votre retour d’expérience depuis le 1er juin 2021 ?

Avec le recul, on met en place une toute nouvelle autorité judiciaire qui dès la première semaine a été opérationnelle avec les services de la police, de la gendarmerie, de la douane …

Nous sommes donc assez fiers car nous démontrons que le Parquet européen n’est pas une chose technocratique mais travaille sur des sujets bien réels.

Une centaine de procureurs européens délégués a été désignée par l’échelon central suite à un appel à candidatures. La cheffe du Parquet européen a décidé en toute indépendance.

Ce qui nous fortifie dans ce statut d’indépendance.

Nous ne sommes pas seulement des magistrats indépendants, c’est le parquet européen dans son ensemble qui est indépendant, et reconnu comme tel. Nous travaillons en direct les uns avec les autres.

Un point important : nous sommes observés. Ce qui est logique, d’autant que nous sommes un parquet qui fonctionne sans juge d’instruction.
Nous prononçons les mises en examen et même décidons d’un placement sous contrôle judiciaire qui pourra être contesté.
Avec nous, les fonctions du juge des libertés et de la détention (JLD) sont plus larges. On est sur un modèle bien plus proche que ce qui est mis en place chez nos voisins.

Concrètement, tout ce que je vous dis n’est pas bruxellois, lointain, technocrate. Nous avons des résultats bien concrets (sourire).

Un exemple, parmi d’autres : début octobre, à peine 4 mois après notre entrée en fonction, une de mes collègues faisait déjà procéder à la saisie de sommes d’argent sur un compte de titres en coopération avec nos collègues italiens.

Quel parcours vous a guidé au poste de coordonnateur
de la délégation du Parquet européen en France ?

J’ai suivi un parcours qui a mêlé deux  axes : celui de la justice pénale et celui de l’Europe et de l’international.

J’ai exercé les fonctions de juge d’instruction, de procureur adjoint dans une juridiction interrégionale spécialisée, et plus récemment d’avocat général dans une cour d’appel. Et puis j’ai également exercé au service des affaires européennes et internationales du ministère de la justice, puis comme magistrat de liaison à deux reprises (aux Pays-Bas et en Belgique), conseiller justice à la représentation permanente de la France auprès de l’UE, et conseiller diplomatique du garde des sceaux. C’est là, en 2016 et au début de 2017 que j’ai contribué à conclure la négociation du règlement de l’UE sur le Parquet européen qui durait déjà depuis 4 ans, et participé au lancement de la coopération renforcée pour qu’il voit enfin le jour.

Le parquet européen est la synthèse parfaite de ce que j’ai pu faire jusqu’à présent.
Il est passionnant de participer à la vie d’une institution dont on a contribué, à un moment donné, à la mise en place !

Avez-vous un souhait ?

Je souhaite un plein succès au parquet européen !

Mais il faut penser sur le temps long.

C’est à l’échelle de 5, même de 10 ans que nous commencerons à avoir un recul précis sur cette nouvelle institution sachant qu’il y a déjà des bons résultats depuis le 1er juin 2021 (sourire).

Avant de nous quitter, nous allons sortir un peu du cadre pour les lecteurs de Miss Konfidentielle qui apprécient la touche personnelle de chaque interviewé.e.
Quels sont vos loisirs, sources de détente ?

Vous savez, ma première source de détente, c’est de retrouver mon épouse et mes deux fils, chaque fin de semaine (je travaille à Paris mais nous habitons en province). C’est pour moi un équilibre essentiel.

Du côté des lectures, j’apprécie les essais politiques voire philosophiques, les romans historiques ou d’anticipation.

Je pratique également la randonnée et la course à pied… sans doute en faisant un parallèle inconscient avec la course de fond qu’est la construction européenne !

Mais ma grande passion, depuis tout jeune, c’est la pratique de la musique à travers la batterie ! Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours adoré les percussions, la rythmique. Et j’ai donc joué successivement dans plusieurs groupes amateurs, dans des styles différents : rock, pop, funk, jazz. Mes modèles dans ce domaine sont des batteurs comme John Bonham (Led Zeppelin), Steward Copeland (Police), Manu Katché (qui a joué pour Peter Gabriel, Sting …) ou Benny Greb.

Tout ce que je peux souhaiter, c’est donc que le Parquet européen garde ce tempo !

Un remerciement appuyé pour votre confiance,
Un privilège d’être reçue pour l’interview dans vos bureaux,
Un honneur d’apprendre de vous,

Un respect pour votre engagement,
Un souhait ? Celui de votre pleine réussite. 


Note importante

Il est strictement interdit de copier tout ou partie du contenu de l’interview et/ou d’utiliser la photo de l’interview sans autorisation préalable écrite de Valérie Desforges.

 

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